En avril 1994 au Rwanda, le génocide contre les Tutsi éclate. Les extrémistes Hutus font près de 800 000 victimes en quelques mois. Bien qu’appartenant à l’ethnie Hutu, Pierre et sa famille se retrouvent pris dans cette spirale de violence dont la fuite est le seul moyen de s’en sortir.

Pierre Célestin Rwalinda répond au téléphone d’une voix posée, puis très enjoué, il demande à être tutoyé dès le début de la conversation. À l’aise à l’oral, il a l’habitude de parler de son passé difficile. Il témoigne de ce qu’il s’est passé il y a 30 ans dans son pays d’origine pour faire vivre la mémoire de ceux qui, contrairement à lui, n’ont pas pu s’échapper.

« Le 6 avril 1994, c’est la catastrophe » soupire Pierre, « l’avion du président est abattu et tout le monde soupçonne les Tutsis du FPR (Front patriotique rwandais) mais c’est le 7 avril que tout est parti en vrille, que le génocide à commencé ». Il fait près de 800 000 morts, majoritairement des Tutsis. « Tout le monde a au moins un proche décédé là-bas » confie Pierre.

Né dans une fratrie de six enfants à Kigali en 1960, Pierre Célestin Rwalinda appartient à l’ethnie Hutu. Si cela ne veut pas dire grand-chose pour lui, c’est un détail qui va durement marquer sa vie. Très jeune, il se destinait à devenir prêtre dans l’Église catholique. Mais une fois le bac en poche, il se destine à de grandes études et part étudier la géologie au Canada. Il rentre au Rwanda pour travailler au Ministère des mines et de la géologie jusqu’en 1989. Il fonde une famille et vit dans la capitale, à Kigali avec sa femme et ses deux enfants. Il reprend ses études et sort diplômé ingénieur en statistique de l’université de Kigali. Il se fait embaucher dans l’administration rwandaise en 1994 mais y travaille moins d’un an.

1994, « l’année de la catastrophe »

Le 6 avril 1994, au moment de l’attentat sur l’avion présidentiel, Pierre habite vers l’aéroport de Kigali, « on a entendu l’explosion de l’attentat ». Les jours d’après étaient terribles, « le bruit des coups de feu, des grenades, parfois même les cris des gens ». Malgré le fait que Pierre et sa famille soient de l’ethnie Hutu, ils vivent le génocide dans la terreur et restent enfermés 48 longues heures chez eux. « De toute façon, tout était bouclé, on ne pouvait pas sortir de la ville ». Quand il est sorti pour chercher à manger, « partout, il y avait des corps, cela sentait le sang », le père de famille de 34 ans est choqué, « tout le monde a une arme et tout le monde se méfie de tout le monde », c’est le chaos dans la ville.

Deux semaines après le début de la catastrophe, un ami qui fuit la ville l’aide à évacuer sa famille. Avec sa femme et ses deux enfants de 4 et 5 ans, ils se dirigent vers Ruhengeri, dans le nord du pays où Pierre a de la famille pour l’accueillir. Seulement, se déplacer s’avère beaucoup plus compliqué que ce qu’il imagine. Aucun véhicule ne circule, tout doit se faire à pied et « à chaque barrage, on angoisse, il faut se justifier, le trajet est long et difficile, on doit marcher sur les routes de campagne car c’est moins dangereux mais nous faisons des détours ».

« On a tout laissé et on est venu vivre ici comme des réfugiés » dit Pierre. Ils restent cachés à Ruhengeri 2 mois, loin de la folie de la capitale. Mais fin juin, la situation ne se calme pas et le génocide Tutsi continue. Pierre décide de quitter le pays. Il n’y a que deux sorties pour les hutus, au sud ou au nord du lac Kivu à la frontière du Congo. Les autres frontières ne sont pas sûres, les pays frontaliers accueillent les Tutsis depuis des dizaines d’années. Et en tant que Hutu, ce serait dangereux de s’y rendre. Ils se dirigent donc vers la ville congolaise de Goma au nord du lac Kivu.

Jusqu’à la frontière, « c’est un flot ininterrompu de réfugiés, tout le monde va à Goma ». Le 4 juillet, le FPR (majoritairement Tutsi) entre dans Kigali et prend le pouvoir. À ce moment, 1.2 million de Hutu fuient le Rwanda, Pierre et sa famille sont pris en plein milieu de cet exode massif. Sa femme est partie quelques jours avant lui. Pierre, prend la route avec ses deux enfants, sa sœur, les deux filles de sa sœur et la nièce de sa femme. Ils sont sept, dont cinq enfants. « On a mis 5 jours et 5 nuits pour arriver à la frontière. On passe la journée à marcher et on dort dehors avec tous les autres exilés ».

« Les gens tombaient comme des mouches »

Le 17 juillet, il passe la frontière congolaise, la foule est tellement dense que le groupe se perd de vue. C’est la panique, Pierre ne voit plus son fils de 4 ans ni sa sœur et une de ses nièces. « C’était terrible, tout le groupe derrière nous n’a pas pu passer la frontière ». Le soir même, le FPR bombarde les réfugiés agglutinés du côté rwandais de la frontière. « J’étais désespéré, tous les jours, je fouillais les tas de cadavres pour voir si je trouvais mon fils », mais au bout d’une semaine passée à attendre « il fallait partir, les gens tombaient comme des mouches ». Le choléra et la dysenterie déciment les réfugiés mal nourris et en manque d’eau potable.

L’aide humanitaire organise un camp de réfugiés à 50 km de Goma où Pierre s’installe pendant 1 an et demi. Il y retrouve sa femme et apprend que son fils est en vie. Sa sœur l’a ramené à Ruhengeri. Le camp est monté sur une ancienne coulée de lave, « c’était inhospitalier, on vivait sur des rochers ». Pour survivre dans le camp, les réfugiés se font des petites huttes avec des bâches en plastique et ne peuvent manger que ce que l’aide humanitaire donne. Et c’est maigre, des graines de maïs, de la farine de maïs et des haricots secs.

Le fils de Pierre parvient à entrer au Congo l’année suivante grâce à un proche. Une fois la famille réunifiée, « il fallait qu’on quitte le camp, on est parti dès qu’on a retrouvé notre fils ».

« Tous les jours, il y a des gens qui meurent et tous les jours, il y a des naissances »

À travers le téléphone, la voix de Pierre s’égaye, « à partir de là, on a fait le plus dur ». Depuis Goma, la famille Rwalinda prend un bus pour aller à Kampala en Ouganda, puis le jour suivant ils ont rejoint une famille d’amis à Nairobi au Kenya. Même s’ ils vivaient comme clandestins, « la vie était meilleure qu’au camp ». Ils y restent pendant quatre mois, « la vie continue et on a eu un troisième enfant ». C’est ce qui décide Pierre à rejoindre la France. Il prend un avion sous une fausse identité au Kenya, passe les contrôles, et, arrivé à Roissy, décline sa vraie identité et demande l’asile politique.

D’abord interrogé pendant 48 heures à l’aéroport, il est ensuite envoyé dans un foyer de demandeurs d’asile à côté de Lyon, à La Verpilière. Il y passe deux ans. Puis, toujours dans l’attente du statut de réfugié, il est transféré à Dijon pendant un an. Tous les mois, l’état lui donne 1200 francs. Il en envoie la moitié à sa famille. Quand elle a eu assez d’argent, sa femme prend l’avion clandestinement avec ses enfants. Arrivée en France, elle fait une demande de rapprochement familial.

Enfin réunis

Quand la demande de rapprochement familial a été acceptée, la famille Rwalinda est venue s’installer à Toulouse dans le quartier Empalot. « C’était un petit appartement mais au moins, on vivait ensemble et en sécurité ». Après un an à ne dépendre que des services sociaux, toute la famille obtient le statut de résident français et de réfugié et peut enfin être autonome. Malgré un bon niveau d’étude, Pierre et sa femme subissent un chômage long d’un an. En 2003, ils obtiennent la nationalité française. L’année suivante, il peut passer le concours de la fonction publique. Pierre devient douanier à l’aéroport de Blagnac en 2005.

« Vous êtes des génocidaires. Point. »

Revenir au Rwanda est impensable, « je n’ai revu ma famille qu’une fois, et on a dû se rejoindre au Congo ». Si le gouvernement de Paul Kagame a instauré une réconciliation ethnique, il n’en reste pas moins un régime autoritaire qui enferme les opposants politiques. Pierre Célestin Rwanlinda est engagé dans un parti d’opposition, « si je retourne là-bas, je suis mort » s’exclame-t-il.

Pierre condamne le génocide, et à travers son engagement politique, il cherche à faire la lumière sur toute l’histoire. Le génocide atroce qu’ont subi les Tutsi et les exactions que commet le FPR depuis la guerre civile. « Ma sœur aînée a été massacrée par l’armée (FPR) avec toute sa famille. Il y a des moments où le FPR venait dans les villages et tirait sur tout ce qui bougeait ». Mais il n’y a aucun négationnisme dans la démarche de Pierre. « Vous êtes des génocidaires, Point », pour le gouvernement les opposants politiques sont des négationnistes génocidaires. Selon Pierre, c’est une vision imposée par le gouvernement de Paul Kagame pour conserver le pouvoir.