Deux nuits par semaine, les bénévoles de Médecins du monde battent le pavé toulousain à la rencontre des personnes sans-abris. Une aide bienvenue pour les plus démunis, mais aussi une façon de rompre l’isolement de la rue. Reportage.

19h30. La nuit tombe sur le boulevard Bonrepos à Toulouse, à deux pas de la gare. Coincés entre des hôtels et des bars s’élèvent les locaux de la délégation Midi-Pyrénées de Médecins du Monde. Comme chaque lundi et vendredi, aujourd’hui est un jour de maraude, et trois bénévoles ont répondu présents. Clémence, co-responsable de la « mission rue » de l’association, est une habituée. À ses cotés, Camille et Florent vont l’épauler. Ce dernier est un nouveau bénévole, il réalise ses premières maraudes. « On essaye de ne pas venir à plus de quatre ou cinq, mais il y a systématiquement un professionnel de la santé », explique Clémence.

Avant de prendre la route en camionnette, Camille relit les fiches où sont répertoriées les interventions des maraudes précédentes. Elle téléphone aussi au 115, le Samu social, et à l’EMSS, équipe mobile sociale et de santé, qui reçoivent les signalements des personnes à la rue. De son côté, Florent fait chauffer le café. Au cours de leurs maraudes, les Médecins du monde apportent des boissons chaudes, des kits sanitaires et du matériel médical, mais ni nourriture ni vêtements.

« On veut dynamiser les personnes dans leur propre prise en charge. On ne leur apporte jamais de nourriture ou de vêtements, ou alors très exceptionnellement. Le plus important, c’est d’établir du lien social, de rompre l’isolement », indique Clémence.

Florent prépare le café et l’eau chaude dans les locaux de Médecins du monde. (Photo Marie Toulgoat)

Ces sorties sont de plus en plus populaires et les bénévoles sont toujours plus nombreux à se présenter aux portes de l’association. Un coup de pouce bienvenu, mais qui n’est pas appelé à durer. « La ‘mission rue’ est une mission d’urgence, on l’organise parce que l’Etat est défaillant, mais elle n’a pas vocation à durer dans le temps. Tous les ans on se demande si on a encore notre place dans la rue », confie la co-responsable.

Dure trêve hivernale

20h. Clémence derrière le volant et Camille le téléphone près d’elle pour recevoir les signalements, la maraude commence. Premier arrêt : le quartier des Carmes. Les fiches indiquent qu’un homme récemment hospitalisé s’y trouvait pendant la dernière maraude et qu’il avait besoin d’aide. Sur place toutefois, personne. Un homme d’une quarantaine d’année prénommé Philippe* se présente tout de même, demandant un peu de monnaie. « On n’a pas de monnaie mais on a du café chaud », lui sourit Clémence.

« Je viens de perdre mes droits au RSA parce que j’ai refusé un travail. Mais le problème, c’est que si j’accepte de travailler je perds ma place en foyer », explique-t-il sombrement. « Je suis obligé de faire la manche tous les jours, alors qu’avant je pouvais commencer le 15 du mois. »

Philippe alterne les nuits en foyer et dehors, généralement dans les parkings où il fait moins froid qu’en pleine rue. Bien que la météo soit plus clémente qu’il y a quelques semaines, les températures restent fraîches, et la trêve hivernale n’est pas terminée. Plus l’hiver est dur, plus les places en foyer se font rares. Une période difficile pour les personnes sans-abris, mais aussi pour les bénévoles. « Quand tu es à Canal du midi dans un squat et qu’il fait -5 degrés dehors, tu te demandes vraiment pourquoi tu t‘es engagée là-dedans », plaisante Clémence.

Nuit en salle d’attente

21h20. Les bénévoles prennent la direction de l’hôpital de Purpan. Le Samu social vient de transmettre le signalement d’un couple dont la femme est enceinte de 7 mois, devant l’entrée des urgences pédiatriques. Amira* est dans un état de fatigue et de stress intense. Cela fait plusieurs jours qu’elle dort dans une salle d’attente des urgences. Son mari, Hicham*, a perdu son emploi dans la restauration et leur logement il y a trois mois, à la suite d’un problème de santé. C’est lui qui a appelé le 115, pour que sa femme puisse se reposer et dormir confortablement. Le Samu social indique un gymnase à Tournefeuille qui pourrait accueillir le couple. Mais Amira ressent une angoisse extrême à l’idée de dormir avec d’autres personnes. En larmes, elle demande à son mari de ne pas y aller. « On la comprend, elle est enceinte, elle est fatiguée et elle est stressée », s’attriste Camille

« Les gymnases, c’est du foutage de gueule. Tu y arrives à 20h et tu dois repartir à 7h, ils sont à l’autre bout de la ville, et tu n’as aucune intimité », s’énerve Clémence.

Clémence tente de trouver une chambre d’hôtel pour deux dans la liste des hôtels répertoriés par Médecins du Monde. (Photo Marie Toulgoat)

Finalement, les bénévoles se penchent sur une autre option. « En cas d’urgence comme celle-ci, Médecins du Monde débloque des fonds pour qu’on puisse loger les personnes à l’hôtel. On a une liste d’hébergements à Toulouse et aux alentours qu’on peut contacter, et qui accepteraient de loger des gens si on les appelle », explique Camille. Mais problème: tous semblent complets pour la nuit. Au bout d’une dizaine de minutes enfin, Florent trouve une chambre pour deux à Balma. Il avance les frais et commande deux petits déjeuners pour le lendemain, sans savoir si Médecins du monde remboursera les repas. Camille donne également au couple deux tickets de métro, pour qu’ils puissent retourner à l’hôpital le lendemain matin. Les bénévoles les laissent, un grand sourire aux lèvres.

La rue, danger pour les femmes

22h30. Prochain arrêt, l’îlot Marengo, proche de la médiathèque. Il y a deux ans, des dizaines de personnes venaient se retrouver à cet endroit pour dormir le soir, explique Clémence. Pourtant, ce soir, c’est vide.

« C’est un peu le jeu du chat et de la souris. Les gens venaient, mais il y a eu des plaintes de voisinage, et ils se sont fait déloger par la police. Ils reviennent, mais ils ne peuvent pas rester longtemps », explique-t-elle.

Il y a quelques semaines, une femme était venue prendre refuge derrière les grilles d’un parking, au centre de l’îlot, mais aujourd’hui, aucune trace d’elle. Dans la rue, les femmes sont de plus en plus nombreuses et représentent une population très vulnérable. « Je ne te fais pas un dessin sur ce qu’il peut leur arriver », glisse Clémence. En plus des risques de vol et de racket, auxquels sont aussi confrontés les hommes, les femmes seules courent également le risque d’agressions notamment sexuelles. La responsable de la mission l’explique : certaines restent seules et tentent de se protéger au mieux, d’autres fréquentent des hommes qui leur garantissent de la sécurité, souvent en échange de services sexuels.

La poule ou l’œuf

23h. Les bénévoles prennent la direction du centre-ville. Sous un porche abrité du vent, proche du métro, la maraude rencontre deux personnes. Un homme, Samuel*, la trentaine avancée, s’époumone en direction d’un homme dans la rue. « Tu me dois 500 euros ! », l’entend-on crier. Il vient de se faire voler un sac, dans lequel il avait rangé plusieurs téléphones qu’il comptait faire réparer. Dans la rue ou dans les foyers, les vols sont récurrents.

« Les vieux de la rue nous disent que le climat a changé. Avant tu pouvais laisser ton petit bol avec tes pièces, personne ne venait te le prendre, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui », confie Clémence.

Samuel est un habitué des maraudes, il a déjà rencontré Clémence. Il est accompagné de Sophia*, tout juste la vingtaine. Elle est arrivée à Toulouse en Septembre, et s’est retrouvée à la rue en peu de temps, après que ses amis se soient faits incarcérer.

Pour la jeune femme, le principal problème n’est pas la nourriture. En côtoyant le centre-ville, en une journée, des dizaines de passants lui proposent des sandwichs ou des restes de repas. Il n’en va pas de même pour le froid. Même avec plusieurs duvets, le sol devient glacial la nuit. Depuis plusieurs jours, sa gorge est douloureuse et elle est prise de quintes de toux. La solution qu’elle et Samuel ont trouvé : faire dormir leur deux chiots, source de chaleur, à l’intérieur des duvets.

Camille guette les signalements de l’EMSS et du Samu social sur son téléphone. (Photo Marie Toulgoat)

23h30. L’EMSS et le Samu social n’ont pas transmis de nouveaux signalements. Les bénévoles décident de se rendre dans un campement de fortune au bord de la Garonne, près de la Prairie des filtres. Huit tentes sont montées dans la boue, mais il n’y a aucun signe de vie. Le sol est jonché de détritus, dont des boites de médicaments normalement prescrits pour des patients en psychiatrie.

« C’est toujours dur de savoir si on se retrouve à la rue parce qu’on a des problèmes psychiatriques, ou si on tombe malade parce qu’on s’est retrouvé à la rue. C’est un peu la poule ou l’œuf », explique Florent, par ailleurs infirmier aux urgences psychiatriques de Purpan.

Sans personne en vue, les Médecins du monde décident de mettre un terme à la maraude. Retour aux quartiers généraux pour les trois bénévoles, qui peuvent rentrer chez eux après quatre heures passées à arpenter la Ville rose. Vendredi, ce sera au tour d’une nouvelle équipe de prendre le relais.

* Pour respecter l’anonymat et garantir la sécurité des personnes rencontrées dans la rue, les prénoms ont été modifiés.