C’est la crise chez Airbus. L’avionneur toulousain est visé par plusieurs enquêtes pour corruption. Vous n’avez rien suivi au scandale ? Univers-cités a remonté le fil, étape par étape.
2014 : l’opération mains propres
Airbus Group lance un audit interne pour vérifier l’activité du groupe auprès de ses intermédiaires. Pour remporter de gros contrats, les constructeurs aéronautiques ont fréquemment recours à ces intermédiaires commerciaux qui peuvent être des traducteurs ou des agents qui vendent leur réseaux locaux. Dans le même temps, le groupe décide de geler les paiements de commissions à destination de ces « business partners ».
En 2015, toujours sous prétexte de renforcer les règles internes en matière de lutte contre la corruption, Thomas Enders (directeur exécutif d’Airbus) engage un nouveau directeur juridique John Harrison. Il est alors chargé de surveiller les activités du groupe pour s’assurer qu’elles sont conformes en termes d’éthique commercial.
Une dénonciation spontanée
Au printemps 2016, les résultats de l’audit tombent et confirment l’existence de « fausses déclarations ». Tom Enders et John Harrison prennent alors la décision d’auto-dénoncer les faits à l’UKEF, l’UK Export Finance, soit l’agence britannique de crédit à l’exportation. Ils avouent ne pas avoir déclaré la présence d’intermédiaires dans des négociations à l’étranger. Or, la loi britannique autorise le fait d’avoir recours à ces « business partners » à condition seulement qu’ils soient identifiés et que les rémunérations soient déclarées et traçables.
Après la consultation et l’accord du conseil d’administration, Tom Enders et John Harrison s’auto-dénoncent également à l’organisme britannique de lutte contre la corruption : le Serious Fraud Office (SFO). Cette opération mains propres interroge. Dans son enquête publiée vendredi 13 octobre, le journal avance que cet excès de vertu ne va pas de soi.
Une dénonciation encouragée
Suite à la démobilisation de l’Export-Import Bank of the United States (Ex-Im), l’agence américaine qui soutient financièrement les entreprises exportatrices américaines, par le vote de la majorité républicaine au congrès en juin 2015, Boeing menace de perdre de la vitesse et ne plus être compétitif face à des concurrents qui bénéficient eux de crédit d’exportation, comme Airbus par exemple.
Le journal Le Monde, renseigné par une source proche du dossier résume alors :
« les services américains procèdent à un examen minutieux des pratiques commerciales d’Airbus afin d’y dénicher des faits litigieux, puis transmettent au ministère américain de la Justice (DoJ) un dossier à charge. Le DoJ aurait ensuite averti Airbus qu’il avait en sa possession des éléments susceptibles de déclencher l’ouverture d’une enquête préliminaire ».
Un procédé semblable à celui qui aurait été mis en place lors de l’affaire Alstom en 2014. Accusé de corruption dans plusieurs pays et condamné dans le cadre de la loi américaine sur les pratiques de corruption à l’étranger (FCPA), Alstom avait plaidé coupable et devait alors s’acquitter d’une amende de de 772,29 millions de dollars (630 millions d’euros) aux États-Unis. Et ce, juste avant de présenter une proposition de rapprochement avec son grand concurrent américain General Electric, qui rachètera finalement la branche énergie de l’entreprise française.
Une affaire d’État
La dénonciation spontanée d’Airbus aurait donc été faite sous la pression du ministère américain de la Justice. La stratégie d’Airbus étant de traiter avec les justices européennes afin d’éviter des poursuites aux USA où Boeing, concurrent direct d’Airbus, pourrait être tenté d’utiliser le droit pour écraser son concurrent. Dans la même enquête, le quotidien Le Monde relève le risque d’ingérence que présente l’affaire. Certains avocats anglo-saxons ayant accès à la stratégie globale du groupe, dont l’État français est actionnaire à hauteur de 11%.
Une note officielle du ministère français des Finances datée du 2 février 2017 et intitulée « Risque de procédure judiciaire américaine à l’encontre du groupe Airbus » alerte à ce sujet et précise que le Department of Justice (DoJ) se serait emparé d’une affaire concernant « la cession au fonds d’investissement américain KKR de l’activité électronique de défense d’Airbus Group », en mars 2016. La justice américaine se sent donc en droit d’intervenir au titre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), sa législation anti-corruption.
Économiquement, Airbus pèse considérablement sur la souveraineté nationale de la France. Le groupe emploie en effet 54 500 français (soit 37% des salariés) et fait travailler 9 300 entreprises françaises (en commandant pour 12 milliards d’euros par an). Chaque année, la France exporte plus de 20 milliards d’euros de plateformes aéronautiques et spatiales au nom d’Airbus. Pour autant, l’État, qui détient 11% du capital, ne siège pas au conseil d’administration d’Airbus. Plus que jamais concerné, l’État français est donc relativement démuni.
L’ouverture des enquêtes
En juin 2016, le ministre de l’économie Michel Sapin dépose le projet loi Sapin II sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique. La plus grande fermeté est alors requise pour le dossier Airbus. Saisi, le Parquet national financier (PNF) ouvre une enquête préliminaire pour soupçons de fraude, de corruption et de rétro-commissions illégales versées sur le marché de l’aviation civile outre-manche.
L’Allemagne, qui est également actionnaire à 11% du groupe aurait également engagé récemment une enquête. Airbus fait par ailleurs l’objet d’une enquête en Autriche liée à la vente d’avions de combat en 2003. Successivement, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont suspendu les crédits à l’export dédiés à Airbus.
Les révélations
« C’est le plus grand scandale financier depuis l’affaire Elf il y a 20 ans ». Dans une enquête publiée en ligne le 28 juillet 2017, le site Mediapart donne d’emblée le ton. Une seconde enquête, menée conjointement avec l’hebdomadaire allemand Der Spiegel a été publiée le 6 octobre. À travers cette série de révélations, Mediapart détaille le mode de fonctionnement, identifie les différentes transactions visées par l’enquête et avance des chiffres quant aux montants occultés par Airbus.
🔴 Corruption à Airbus : nos révélations, sur Mediapart https://t.co/cCGkWJRSRV pic.twitter.com/xSvOGczzm1
— Mediapart (@mediapart) 28 juillet 2017
Il s’agirait de plus de 104 millions d’euros versés par Airbus pour influencer des décideurs afin d’obtenir un contrat. Ces versements auraient été organisés au sein du département Strategy and Marketing Organisation (SMO), service mis en place dès la naissance d’EADS (devenu Airbus Group en 2014). Thomas Enders est alors directeur de la branche défense.
L’enquête publiée le 6 octobre dernier évoque même la mise en place d’un « département parisien » ayant pour but de créer des sociétés écrans autour de Vector Aerospace, l’ancienne filiale de maintenance aéronautique de Thomas Enders. Les journalistes allemands du Spiegel décrive le montage comme la « caisse noire » d’Airbus. Toujours selon l’hebdomadaire allemand, des versements de pots-de-vin auraient eu lieu en marge de contrat pour vendre des avions civils en Indonésie, en Tunisie, aux Philippines, au Sri Lanka, au Kazakhstan et en Chine.
Thomas Enders en première ligne
Directement mis en cause par les enquêtes publiées par Mediapart et Der Spiegel, le directeur exécutif de l’avionneur toulousain dément les accusations. « Je n’ai pas connaissance que cela existe », a-t-il déclaré au sujet de la « caisse noire » dans une interview à un un quotidien allemand spécialisé en économie.
Tom Enders a pourtant pris plusieurs précautions. Il a commandé plusieurs enquêtes internes et adressé un mail à tous les employés du groupe dans lequel il appelle à se préparer « à vivre une période turbulente et déroutante ». La complexité de l’affaire et le nombre d’enquêtes ouvertes peuvent laisser penser que cette période risque d’être longue.