Un mois après le blocage de l’IEP de Toulouse par ses élèves, leurs professeurs leur emboîtent le pas. Frappés par la réforme de la recherche publique, ils sortent de leur réserve habituelle pour contester contre la politique globale du gouvernement Philippe. 

 

Une fois n’est pas coutume, la mairie de Toulouse a vécu un drôle d’enterrement au matin du vendredi 24 janvier. Il est 9h04 quand le cortège funéraire débarque sur la place vide du Capitole. A sa tête, un cercueil vide et une grande couronne de fleurs ornée du message suivant : « A notre regrettée justice sociale ». Derrière, suit une cinquantaine de personnes aux profils variés, le pas lent mais déterminé, la mine grave, accompagnées par Frédéric Chopin et sa Marche funèbre. A côté du cercueil allongé devant l’hôtel de ville, le directeur du Laboratoire des Sciences Sociales du Politique (LASSP), Eric Darras, lance la cérémonie par ces mots. « Chers frères et sœurs de lutte, ci-gît la justice sociale. Si nous sommes réunis ce jour, c’est pour te porter en terre. Pour tous ensemble, te dire adieu ». Suite à son discours, le personnel enseignant déposera des objets symboliques dans la tombe tels qu’un camion de pompier miniature, une robe d’avocat et un faux œil de gilet jaune. Dans le même temps, la foule répétait inlassablement le même slogan hollandien « Mort à la finance » dicté par Valérie Larrosa, professeure à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse.

La procession funéraire avait commencé à l’aube devant les grilles de l’école toulousaine de sciences politiques. En ce jour de présentation officielle du projet de réforme des retraites en conseil des Ministres, les portes de l’établissement sont restées fermées. La faute aux élèves qui avaient passé une partie de la nuit à y installer palettes et poubelles en tous genres. Pour la première fois depuis le 5 décembre dernier, ils n’étaient pas seuls ou presque à se mobiliser dans les murs en piètre état de l’école. Au contraire des étudiants, les membres du LASSP n’étaient pas venus en nombre déposer la bière devant l’entrée. Avant d’arriver sur la place centrale de la Ville-rose, le cortège avait défilé devant l’IEP et la basilique Saint-Sernin. Une fois les larmes séchées et le cercueil rempli, le cortège sciencepiste s’en est allé de l’autre côté de la Garonne, rejoindre la manifestation inter-professionnelle du côté de St Cyprien. 

« Nous sommes toutes et tous dans un moment historique fatal »

Interrogés quant aux motifs de cet enterrement insolite, les enseignants-chercheurs du LASSP déclarent que la mort du service public n’est pas nouvelle. A l’unanimité, ils tirent un portrait peu reluisant de l’action du gouvernement depuis sa prise de fonction en 2017. « Notre préoccupation est née dès les premières décisions de ce gouvernement. Les cadeaux fiscaux qui ont été faits aux plus riches comme la suppression de l’impôt sur les plus grandes fortunes laissaient déjà augurer de ce qu’il s’est passé ensuite. On est là encore dans une répartition de la richesse qui s’organise à l’envers. C’est Robin des Bois à l’envers. On prend aux pauvres pour donner aux riches. Or, le problème fiscal est le cœur du problème », s’emporte Eric Darras. 

Malgré une action composée uniquement d’universitaires, le laboratoire de science politique s’inscrit dans un mouvement plus global. Celui qui s’oppose à la réforme des retraites et qui secoue le pays depuis le 5 décembre dernier. Mais, pour son directeur, cette mobilisation doit aller encore plus loin. La lutte doit aller encore plus loin, car l’enjeu est historique et dépasse la seule question des retraites. « L’idée est de monter en généralité. Nous sommes toutes et tous dans un moment historique fatal. S’il n’y pas de réaction de grande ampleur, on ouvre les portes à un néolibéralisme sans aucune contrainte, qui nous entraine vers une civilisation dont je ne veux pas. C’est un enjeu de civilisation », conclut gravement Eric Darras.

Cercueil symbolique de la justice sociale, place du Capitole (Toulouse)

Les chercheurs directement touchés par la réforme de l’enseignement supérieur

Outre le LASSP, des laboratoires par dizaine, dont le CNRS, se sont aussi investis dans la lutte sociale aux côtés des cheminots et consorts. Ce sont les revues académiques qui avaient en premier donné le ton, en se mettant en grève dès le début du mois de janvier. Cette mobilisation quasi inédite du milieu de la recherche trouve son origine dans la réforme de l’enseignement supérieur, dont la présentation en Conseil des ministres est prévue pour février. S’ajoutant à la réforme des retraites, la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) a réussi l’exploit de mettre en ébullition un secteur habituellement calme. 

Pour Olivier Baisnée, membre du LASSP, « la LPPR est une grande source d’inquiétude ». Dans le texte initial proposé par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal,  le projet de loi introduit une modification dans le recrutement des chercheurs sous une forme appelée « tenure track ». Une mesure qui inquiète les principaux concernés. « Cette loi va aggraver la précarité des plus jeunes de nos collègues. On va leur proposer des CDD de projets, de postes de doctorat, etc. C’est une flexibilisation encore plus forte de notre métier alors qu’on a besoin de plus d’embauches pour les enseignants comme les administratifs », déplore Olivier Baisnée. Face à la colère qui gronde dans les couloirs des universités, le gouvernement a déjà amendé son projet en promettant une revalorisation des salaires des jeunes chercheurs. 

Eric Darras, directeur dur LASSP, livre un discours funèbre au Capitole (Toulouse).

Concrètement, les revendications du LASSP se font sur une double échelle, globale et universitaire. Fondamentalement opposé à la doctrine néo-libérale développée par le macronisme, le laboratoire toulousain réclame le retrait du projet de loi concernant la réforme des retraites, qu’Olivier Baisnée juge « profondément injuste ». « Par ailleurs, notre revendication est l’écoute des enseignants-chercheurs au lieu de leur proposer des réformes qui sont complètement hors-sols de la réalité de l’enseignement supérieur. Elles  sont produites par toute une technostructure qui ne sait pas comment fonctionne l’ESR mais qui prétend pourtant la gouverner et la réformer », résume le chercheur toulousain.

La mobilisation actuelle relance la place de l’intellectuel dans l’espace public

Parmi les nombreux travaux qui ont occupé sa vie, le sociologue Michel Foucault avait étudié le rôle des intellectuels dans notre société. En construisant la notion d’intellectuel spécialisé, il avait théorisé le repli de l’intellectuel dans des secteurs déterminés qui a été repris plus tard par d’autres comme Paul Nizan. Rompant avec la posture traditionnelle de « maitre de vérité et de justice » écouté par tous, il se serait exclu du débat public. Toutefois, le tournant pris par l’action des universitaires dans leur positionnement au sein du débat, peut-il redistribuer les cartes en la matière? « Il y a d’abord un engagement de réserve quand on est fonctionnaire, qui est tout à fait normal. Mais il y a un moment historique où des intellectuels réservés, comme je suis, par ailleurs très attachés à la distanciation, jugent que l’on ne peut pas rester sans rien faire« , répète Eric Darras. 

Les causes du malaise étant profondes, il faut s’attendre à voir la mobilisation du milieu de la recherche se poursuivre, l’annonce le directeur du LASSP. « On va s’investir toujours plus aujourd’hui, mais en restant dans nos domaines de compétence. Outre la défense de l’enseignement supérieur et de la recherche, la défense de la fonction publique, il en va de la défense des générations futures, de nos enfants et de nos petits enfants ».