Invités aux Assises du Journalisme de Tours, Ludovic Ninet et Alizée Vincent ont enquêté sur des affaires de féminicides dans le monde du sport. Les deux journalistes partagent un même constat : l’incapacité des médias à traiter correctement ces crimes quand l’auteur est un champion.
Il est un célèbre rugbyman, Chantal est une femme au foyer. Elle veut divorcer, il la tue de quatre balles de 357 Magnum : c’est ce que raconte Ludovic Ninet dans son livre « L’affaire Cécillon, Chantal récit d’un féminicide ». En août 2004, à Sainte-Savine en Isère, Marc Cécillon, ancien capitaine du XV de France, abat sa femme Chantal devant une soixantaine d’invités. Longtemps présenté dans les médias comme une victime, notamment à cause de sa consommation d’alcool et d’une dépression, Marc Cécillon ne pouvait pas « être un mauvais gars ».
Pourtant, Ludovic Ninet a choisi de raconter une tout autre histoire : « C’est le témoignage de Céline, l’une des deux filles du couple, qui m’a fait prendre conscience qu’il fallait raconter l’histoire de sa mère, Chantal, trop longtemps effacée derrière celle de son mari, Marc Cécillon », explique-t-il. « Il fallait aller chercher derrière cette image de famille parfaite et aller au-delà de celle d’un ancien sportif à la dérive », poursuit le journaliste.
« Les violences ont toujours été là »
« Il avait plusieurs compagnes, buvait, faisait la fête et sa femme devait tout accepter. C’est une emprise psychologique, sans violence physique, qui a abouti à ce crime. Donc non, il ne s’agit pas d’une folie passagère sous l’influence de l’alcool, raconte Ludovic Ninet, mais la conclusion d’années d’emprise. Chantal a été tuée au moment où elle avait pris la décision de le quitter. » Alors qu’à l’époque on parle encore de « crime passionnel », c’est la plaidoirie d’Éric Dupont-Moretti, avocat de Marc Cécillon, qui change son image médiatique. Dépeint comme un « pauvre type », qui n’a pas fait exprès, qui « aimait sa femme » et à qui l’on trouve de nombreuses circonstances atténuantes. Un récit que les médias relateront pendant longtemps : l’histoire d’un homme qui aimait trop, excluant toute violence systémique. « Il ne faut pas oublier que les journalistes sont des êtres humains. Et je crois que l’humain a parfois du mal à reconnaître que l’on peut faire de grandes choses mais être aussi un sale type », conclut Ludovic Ninet.
Et après #MeToo ?
Si le terme « féminicide » s’est imposé dans les médias et même dans la sphère juridique, on pourrait croire que désormais il y a moins d’indulgence envers les sportifs auteurs de violences et de féminicide. Hélas non. Selon l’enquête d’Alizée Vincent, journaliste chez Arrêt sur image, sur le traitement médiatique de l’affaire Mélissa Hoskins, rien n’a changé. Cette cycliste australienne de 32 ans a été tuée par son mari, Rohan Dennis, le 31 décembre 2023. Ancienne star du cyclisme, il l’a heurté en voiture puis traîné sur plusieurs mètres.
« J’ai travaillé sur les articles de presse français, australiens et internationaux qui évoquent cette histoire et à chaque fois ils ne disent pas clairement que c’est le mari qui a tué sa femme en lui roulant dessus », explique Alizée Vincent. Le journal L’Équipe titre par exemple « Mélissa Hoskins, la mort d’une championne ». L’accent est mis sur son histoire d’amour avec son mari et meurtrier, omettant toutes informations sur les circonstances de sa mort. Mais ce n’est pas tout : pour évoquer cette affaire certains journalistes choisissent d’écrire exclusivement sur la carrière de Rohan Dennis, jugée plus prestigieuse que celle de Mélissa Hoskins. « Presque aucun journal n’emploie le terme féminicide et beaucoup de journalistes exposent les performances sportives de Rohan Dennis plutôt que celles de Mélissa Hoskins », raconte la journaliste d’Arrêt sur Image. D’autres illustrent leur article avec des photos du couple heureux ou pire, avec un portrait de Rohan Dennis, « alors qu’ils évoquent la mort de Mélissa Hoskins. C’est complètement absurde, pour ne pas dire journalistiquement pas correct. »
Comme dans l’affaire Cécillon, l’auteur présumé des faits est présenté par les médias comme « fragile », « malheureux », laissant planer le doute de sa responsabilité dans ce féminicide. « On lui cherche des excuses, comme si c’était “peut-être” un accident, “une voiture tueuse”. Les journaux racontent qu’elle s’est accrochée à la voiture”. Chaque mot cherche à déresponsabiliser Rohan Dennis », explique Alizée Vincent avant de conclure : « En fait, quand un sportif aussi bon soit-il commet des violences, les médias refusent de le traiter comme tel. Ils sont incapables de les voir autrement que des stars. »
Autant de mécanismes qui viennent rappeler que les médias, et notamment la presse sportive, doivent s’interroger sur la manière de traiter les violences sexistes et sexuelles, même quand l’accusé est un champion.
Crédit photo : Vanessa Abadie
Avec Annabel Martinez-Canavy