Depuis la rentrée de janvier 2022, l’IEP (Institut d’Études Politiques) de Toulouse, occupe désormais de tous nouveaux locaux au sein de la mythique Manufacture des Tabacs de la ville, située sur les rives du canal de Brienne. Coup de projecteur sur le passé aussi riche que sinueux de ce lieu unique et chargé d’histoires.
Dans les tuyaux en interne et promis à ses étudiants depuis plus de 20 ans, le mirage du déménagement de SciencesPo Toulouse est finalement devenu réalité depuis un mois. Installé dans ses locaux de la rue des Puits Creusés depuis sa création il y a 75 ans, l’IEP n’aura finalement eu que quelques centaines de mètres à vol d’oiseau à faire pour venir occuper ses quelques 6 000 mètres carrés de nouveaux locaux flambants neufs.
Connue et évoquée par tous sous le surnom de « La Manu », quelle Histoire renferment réellement les murs de cette imposante bâtisse aux briques roses, âgée de 135 ans ?
Tout commence au début du XIXème siècle. Après une courte abolition durant la révolution Française, Napoléon 1er rétablit en 1810 par décret, le monopole national de la régie des tabacs. Une décision qui engage l’État dans un vaste programme de rénovation reposant sur la refonte complète de l’outil de production du tabac et la construction en série d’un nouveau modèle de manufacture.
À Toulouse, les six fabriques de tabac privées de l’époque laisse donc place à une première manufacture, alors installée dans l’ancien couvent des Bénédictins près de la Daurade. Dans la foulée, de nouveaux ateliers distincts sont créés au Bazacle pour augmenter la production. Durant ce siècle, la production de la Manufacture des Tabacs de Toulouse était donc complètement coupée en deux.
Il faudra alors attendre la fin du XIXème siècle et l’avènement de la IIIème République pour que les deux ateliers distincts laissent place à une seule et unique manufacture édifiée au Bazacle entre 1888 et 1894. C’est ce bâtiment que nous connaissons aujourd’hui.
Un mausolée du passé industriel toulousain
Avant que le secteur aéronautique et spatial Français ne vienne submerger les abords de la ville Rose au courant du XXème siècle, la Manufacture des Tabacs est LE fleuron industriel de Toulouse et lui permet de rayonner sur le plan national. Les quelques deux milles ouvriers (principalement femmes) qui s’affairent dans les ateliers font de cette usine, dès sa construction, la plus grande entreprise de la ville et la deuxième plus importante manufacture de France après celle de Paris.
Cigarettes, cigares, poudre à priser, Scafferlatis… Au départ manuelle, la production se mécanise au fil des innovations industrielles croissantes, facilitées par l’éclatement des deux grandes guerres.
Peu inquiétée par ces périodes de troubles, la première décision de fermeture de la manufacture intervient en 1963 suite à la suppression des barrières douanières entre les pays membres du Marché Commun (Europe de l’époque). « La Manu » connaît alors les prémisses d’un phénomène qui se perpétue encore aujourd’hui : la libéralisation à outrance des économies occidentales. Dans cette démarche, la Commission du marché commun propose à partir de 1967 le retour à la liberté de culture du tabac et la suppression progressive du monopole d’importation. Une ouverture à la concurrence qui impacte fortement la quantité de production de la manufacture de Toulouse.
En juin 1979, après plusieurs années compliquées, divers plans sociaux et une baisse continue des commandes, une page se tourne et l’usine livre à la consommation ses dernières « cigarettes sans papiers », des cigarillos Ninas. Elle conservera ensuite une fonction administrative quelques temps, avant sa fermeture définitive en 1987.
Du projet de destruction à sa résurrection
Après sa fermeture définitive en 1987, l’avenir de la dame de Brienne se complique. À l’époque aux mains de Pierre Baudis, la mairie de Toulouse décide de vendre le bâtiment à des promoteurs immobiliers désireux de tout raser pour laisser place à de nouveaux immeubles. Une décision unilatérale qui n’est pas du goût de certains habitants qui s’insurgent. Rapidement, ces amoureux de la pierre et de l’Histoire prolétaire de la ville, fondent l’Association pour la Sauvegarde de la Manufacture des Tabacs et engagent un rapport de force vigoureux avec les autorités pour empêcher sa destruction.
La situation se fige, les pourparlers sont à l’arrêt et peu à peu, les stigmates du temps et de l’abandon se font de plus en plus visibles. Incendies, dégradations, intempéries et usure naturelle… l’ancienne usine se mue au fil des années en une ruine, ouverte aux quatre vents.
Finalement, le digne combat de ces habitants en colère fini par porter ses fruits et le ministère de la Culture, convaincu par le projet de réhabilitation des ateliers, décide de classer la toiture et les façades de la manufacture parmi les monuments historiques de la Région. La Manu est définitivement sauvée.
Dans la foulée, la mairie de Toulouse cède l’entièreté de l’édifice au ministère de l’Enseignement supérieur qui les attribue à l’Université des Sciences Sociales de la ville. C’est dans le cadre du programme gouvernemental « Université 2000 », et avec le soutien financier du conseil régional de Midi-Pyrénées que les travaux de restauration et d’aménagement sont entrepris.
Dès la rentrée universitaire de 1996, soit neufs années après le début de sa déshérence, l’ancienne usine reprend vie pour accueillir étudiants, professeurs et unités de recherche, jusqu’à l’installation de Sciences Po il y a un mois.
Une bien curieuse ironie du sort pour cet ancien haut lieu de la culture prolétarienne toulousaine, qui abrite désormais l’un des plus fervents symboles de l’élitisme et de la reproduction sociale à la française.
Crédits photos // Toulouse School Of Economics // Association des Toulousains de Toulouse