L’histoire a laissé sa trace. Dans le Tarn-et-Garonne, près de Montauban, l’association MER 82 se bat pour préserver la mémoire d’un ancien camp de concentration. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, nombreuses nationalités y ont été internées. Aujourd’hui, le site voit naître le projet d’une porcherie industrielle.

La commune de Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne, abrite sur ses terres les traces d’une triste époque. Pourtant, le projet d’une porcherie industrielle voit le jour sur le terrain : « C’est un projet honteux et c’est pour ça qu’on se bat ! », lance Joseph Gonzalez, président de l’association MER82 (Mémoire de l’Espagne Républicaine).

Cela questionne, pour certains, autant la préservation de la mémoire de ce lieu, de cette époque, de cette histoire, que le devoir de mémoire prôné aujourd’hui. Un camp de concentration (selon les termes historiques), y a été édifié en février 1939; d’ailleurs, c’est ce terme qui est systématiquement mentionné dans les documents d’époque pour parler de ce lieu.

Dessin extrait de « Archives Publiques des Pyrénées Orientales »

Des franquistes, des juifs et des polonais y ont été enfermés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Certains ont été déportés vers Auschwitz et vers l’Allemagne nazie plus largement. D’autres y sont morts pendus, fusillés ou sur le front de la guerre en Espagne. D’après Joseph, il s’agit d' »un crime de l’Etat français« , vis-à-vis de la résistance contre Franco.

 

Un projet issu d’un compromis

Le terrain, laissé en friche, est racheté dans les années 1970. Le nouveau propriétaire réhabilite la ferme pour y élever quelques animaux. En 1990, il se met en tête d’en faire un élevage important de cochons. « La mémoire n’était pas aussi importante, connue et reconnue qu’aujourd’hui« , précise Joseph Gonzalez. En effet, fruit de discussion avec des anciens combattants mais aussi des juifs et des polonais, des accords ont été conclus en 1995.  Le propriétaire a accepté de céder une partie de son terrain, afin d’y établir un mémorial. En contrepartie, il pouvait continuer d’élever ses cochons en paix.

Le problème aujourd’hui, c’est que les enfants qui ont repris la succession veulent en faire une porcherie industrielle de 6 500 cochons, soit une des plus grandes du département. En plus de la question mémorielle, la question écologique est inévitable. « Des tonnes et des tonnes de lisier sont répandues sur les terres qui ont vu passer nos pères; c’est un manquement à la parole donnée » dénonce le président de l’association. France Nature Environnement – la fédération française des associations de protection de la nature et de l’environnement – a d’ailleurs pris part à la bataille. Cette industrie agroalimentaire, qui a besoin de terrain pour répandre son lisier, « est prête à payer ce qu’un petit agriculteur ne pourra pas ». Une deuxième bataille naît : à la volonté de préserver la mémoire, s’ajoute celle de contrer l’élevage intensif.

Un procès a été intenté, d’abord contre l’arrêté préfectoral acceptant le permis de construire. « Seulement, on a su tardivement pour le permis de construire de la porcherie. On a pas pu l’attaquer, c’était trop tard. on nous a dénié « l’intérêt d’agir » » Suite au rejet de ce référé, le tribunal administratif de Toulouse a débouté l’association MER82; l’argument est que « ça ne les regarde pas », résidant trop loin du lieu en question. L’extension de la porcherie a été bâtie. D’une certaine façon, le devoir de mémoire ne dépasse pas la loi, selon Joseph Gonzalez.  Après avoir fait appel, ils seront reçus au tribunal administratif de Bordeaux cette année. Accompagné d’un avocat spécialisé dans l’administratif, ils comptent s’appuyer sur le principe de dignité humaine. « C’est un pilier de l’Europe, l’Europe a construit sa base sur la dignité humaine« , rappelle l’homme. Pour lui, il s’agit aujourd’hui d’un problème politique, pour lequel ils se battront jusqu’au bout.

La semaine dernière, ils ont d’ailleurs interpellé le président Emmanuel Macron et le premier ministre espagnol Pedro Sanchez alors qu’ils étaient en visite à Montauban. Une lettre expliquant la situation leur a été remise. Emmanuel Macron leur a promis un retour, après avoir étudié la situation.

 

Atténuer le passé par les mots

Si le projet de cette porcherie à pu voir le jour, c’est parce que le langage à été utilisé pour étouffer le passé. « Aujourd’hui, il y a une confusion parfois qui se créée, mais aucun document d’époque ne parle de camps d’internement », explique Joseph Gonzalez.

Document d’archive : lettre annonçant l’internement d’un homme. Le terme « camp de concentration » y est mentionné.

En effet, la notion de camp d’internement est aujourd’hui le terme utilisé pour qualifier ce lieu; une façon de s’arranger avec l’histoire. « Ils réécrivent l’histoire à leur manière, pour des raisons idéologiques, car cette façon de traiter les gens leur pose problème », dénonce-t-il.

D’après Joseph Gonzalez, gagnés par la honte, les responsables essayent d’édulcorer ce passif en transformant les termes. A travers cette démarche, il perçoit un révisionnisme volontaire. « Cette démarche n’est pas anodine, et elle a une histoire », poursuit-il. A l’époque où Pétain dirigeait la France, les techniques répressives employées par le gouvernement français ont fait l’objet de critiques dans la presse, aux Etats-Unis et en Suisse. Soucieux d’un amalgame avec le régime de l’Allemagne nazie et se sentant menacés, ils ont choisi d’utiliser le terme « camp d’internement » pour qualifier l’activité à Septfonds, sauf à Le Vernet, en Ariège (où se trouvait un camp similaire), qui restera un camp de concentration : c’est la circulaire Peyrouton (Marcel Peyrouton, ministre de l’intérieur au moment des faits). 

Ainsi, « les internés«  désigne les hommes enfermés en camps de concentration, tandis que « les hébergés » désigne ceux parqués dans d’autres types de camps, « tout ça pour se sortir une épine du pied ». « Un camp d’internement, on est pas loin du camp de vacances ! », lance Joseph amèrement.

La circulaire Peyrouton :

  • Rédigée le 16 novembre 1940, par Marcel Peyrouton (Ministre de l’intérieur sous Pétain).
  • Complète la loi du 3 septembre 1940
  • Autorise l’internement administratif par simple décision préfectorale et « offre [aux préfets] la possibilités d’interner tout azimuts. »

 

 

Une association qui émane d’une histoire personnelle

Ce travail mémoriel est l’initiative de Joseph Gonzalez, accompagné d’un groupe d’une dizaine de copains, dont les pères avaient été enfermés dans le camp de concentration de Septfonds. Le père de Joseph en est revenu.

Image d’archive

« Je ne m’intéressais pas à l’histoire de ce camp. Au moment de la retraite, j’ai été voir le camp avec mon père. En 2006, nous avons projeté le film « Le cri du silence »», rapporte Joseph Gonzalez. Surpris par l’intérêt marqué du public et par la quantité de personnes présentent aux projections, l’association MER82 a été créée en 2007. L’association se bat pour la mémoire de l’Espagne Républicaine et a commencé par organiser une marche, portant le nom de « marche de la dignité ». Depuis, elle a lieu tout les ans et suit le parcours qu’ont emprunté les détenus, de la gare jusqu’au camp. Dans un même temps, inscrire ce lieu au patrimoine leur était primordial.

L’Espagne républicaine, ou les Républicains espagnols :

  • Nom que se donnaient les partisans de la 2nde République espagnole
  • S’opposaient au régime de Franco
  • Divisés en plusieurs tendances : communisme, socialisme, stalinisme, anarchisme

En 2009, l’association a lancé une campagne de crowdfunding leur permettant de racheter la gare par laquelle ont transité tous les détenus du camps de Jude. Joseph Gonzalez témoigne d’un « gros soulagement »; ce lieu étant devenu, pour lui, un incontournable de cette mémoire. « Je n’en connais pas beaucoup, ça n’existe pas ici. Il y a l’hôpital Ducuing dans le quartier de St-Cyprien, la tombe du poète Antonio Machado à Collioure, mais il n’y a pas d’autres bâtiments physiques. Il y a des stèles, ici ou là.» Cette gare est inscrite comme patrimoine immatériel, parce qu’elle « n’a aucun intérêt architectural ». Mais Joseph Gonzalez veut lui donner de la visibilité, pour faire perdurer la mémoire de l’histoire dont elle témoigne.

Sauver ce terrain ne lui semble pas mission impossible. L’exemple du village de Lety, en Tchéquie, lui permet de garder une lueur d’espoir. « Là-bas aussi, une porcherie industrielle a été construite sur un ancien camp de Roms », raconte Joseph. Après 20 ans de bataille acharnée, la République tchèque a fini par racheter la porcherie et a donné le terrain aux Roms afin qu’ils puissent y dresser un mémorial.« Ce qu’a réussi à faire la petite République tchèque, la France en est largement capable.»