Affaire Mila, « séparatisme religieux » ciblé par Emmanuel Macron et son gouvernement… Ce début d’année est marqué par un agenda religieux chargé. Et qui d’autre que Jean-Michel Ducomte pour aborder le sujet ? Avocat pénaliste de formation, l’homme cumule les étiquettes. Président de la Ligue de l’Enseignement pendant 14 ans, président du think tank CIDEM (Civisme et Démocratie), membre du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes… Egalement maitre de conférence en droit public, il enseigne les relations entre religions et sociétés à Sciences Po Toulouse. S’affirmant comme un spécialiste des thèmes laïques et religieux, il était invité lundi 24 février par le ministre de l’Intérieur en personne, Christophe Castaner, afin de discuter des mesures à prendre par le gouvernement en matière de laïcité. Dans une longue interview accordée à Univers-cités, Jean-Michel Ducomte donne des clés de compréhension du paysage laïco-religieux actuel en France.

Avez-vous été surpris par les réactions qu’a suscitées l’affaire Mila ?
Je n’ai pas été surpris par les réactions d’un certain nombre d’organisations et d’individus dont on pouvait présumer la façon dont ils répondraient, au regard de ce qu’ils écrivent ou disent. Je veux ajouter le contexte à cela. Au-delà des débats de principes qui sont importants et auxquels il faut apporter des réponses, c’est une gamine de 16 ans. Je ne dis pas qu’elle est inculte, mais elle a une culture à hauteur de son âge. Et ce qui a pu paraître à certains comme une réaction à la Jeanne d’Arc, brandissant l’étendard de la laïcité qu’il fallait défendre, a pu paraître aux autres comme une atteinte à la religion. Je crois qu’on est complètement hors-débat. En étudiant le contexte, je pense qu’on aurait banalisé la question. Mais je pense que la question est importante. Il y a eu une erreur de jugement, dont je ne connais la raison, de la part de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, que je connais pourtant bien : la question du blasphème s’est posée. La plupart de ceux qui en ont parlé ont oublié que la question du blasphème ne se posait plus depuis 1789. Certains revendiquent la renaissance du délit de blasphème mais fort heureusement il a disparu dans ce qu’on appelle la France de l’intérieur depuis la Révolution française. Il était maladroit de parler d’infraction en relation avec la contestation d’une religion, aussi grossière soit-elle. Dans le même temps, on a pu constater qu’il y avait une immense inculture qui fait que chacun a réagi à hauteur de sa perception de la diversité, religieuse et culturelle. 

« L’épisode Charlie Hebdo est important. En clair, des gens ont tué au motif que leur religion était insultée. »

Qui est-ce que vous ciblez en parlant de ceux qui revendiquent le droit au blasphème ? 
J’ai quelques exemples. Dans mon cabinet d’avocat, j’avais été saisi par la défense d’une collectivité territoriale, en l’occurence la mairie de Toulouse qui était poursuivie pour ne pas avoir fait usage de son pouvoir de police en n’interdisant pas une pièce de théâtre. Effectivement, elle était violemment anti-chrétienne. Les requérants, l’AGRIF (Association générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne, ndlr), qui étaient des catholiques intégristes ont avancé que la pièce avait une dimension blasphématoire. J’ai fait juger par le tribunal administratif de Toulouse qu’il ne pouvait pas y avoir de blasphème en France. On peut condamner l’injure ou la diffamation, mais le blasphème n’existe pas. Et on a tous les exemples bien évidemment des courants intégristes musulmans qui considèrent que toute atteinte portée au dogme religieux est blasphématoire. Par exemple, c’est la raison pour laquelle Salman Rushdie a fait l’objet d’une fatwa par l’ayatollah Khomeini d’Iran, dans la mesure où il aurait insulté la figure du  prophète.

Est-ce que les événements de Charlie Hebdo ont été un tournant dans ce débat-là? 
Oui, enfin c’est plutôt l’affaire des caricatures danoises qui est importante. Elle est intéressante car le délit de blasphème est puni dans le droit du Danemark. C’est au nom du blasphème que des musulmans ont lancé des procédures devant la juridiction danoise en se fondant sur le code pénal. Au final, la juridiction a dit « non » car il ne peut pas y avoir blasphème dans la mesure où il n’y pas préjudice. Et dessiner le prophète, ça ne porte pas préjudice. Il est rare que dans des pays de culture démocratique, un blasphème éventuel existe. Mais c’est vrai que l’épisode Charlie Hebdo est important puisque, en clair, des gens ont tué au motif que leur religion était insultée. Ce qui veut dire que le blasphème devient un prétexte à des actes terroristes. Il n’est pas sanctionnable dans le domaine pénal mais peut entraîner des logiques de vengeance, et c’est en cela que c’est dramatique. Donc, oui le débat est revenu, mais ce n’est même pas une question de laïcité, mais d’ordre public. 

« Est-ce que la laïcité existe pour faire acte de capitulation devant la vision fantasmée de l’identité nationale ou est-ce qu’elle doit faire cohabiter la singularité des individus et leurs ressemblances ? »

Peut-on dire en 2020 que la laïcité est menacée en France, comme le suppose le président de la République dans ses discours récents ? 
Je ne sais pas… Bien sûr, la laïcité est quelque chose de difficile à tenir. Pourtant, si on résume à l’essentiel, il y a deux idées qui figurent dans la loi de 1905. D’abord, la neutralité confessionnelle de l’Etat. Je crois qu’il n’y a pas de doutes là-dessus. Après, il y a toujours un danger de voir une régression laïque. La neutralité de l’Etat est acceptée par toutes et tous, mais que dit-on de l’enseignement confessionnel financé par l’Etat ? Est-ce que c’est normal ? La plupart des laïcs diront que non, pour autant va-t-on ré-écrire la loi Debré de 1959 (instaurant un système de contrats entre l’Etat et les écoles privées qui le souhaitent, ndlr) ? Beaucoup de laïcs diraient oui, mais quels sont les outils politiques et juridiques à disposition ? Je pense qu’il faut éviter que les choses ne s’aggravent, et il faut rester vigilant. Ensuite, il y a des sujets plus compliqués. Certains disent que la laïcité fonctionne à peu près bien lorsqu’il existait une connivence sociale en France. Dans un pays de tradition catholique, la diversité culturelle aurait amené un élément de trouble complémentaire. Cela parait être un contresens car la laïcité a pour fonction principale d’aider à gérer la diversité. Par contre, que fait-on de la laïcité ? C’est là où le débat existe. Est-ce que la laïcité existe pour faire acte de capitulation devant la vision fantasmée de l’identité nationale ou est-ce qu’au contraire elle doit faire cohabiter la singularité des individus et leurs ressemblances ? Je pense que dans toute démarche sociale, il y a une obligation de ressemblance : il y a des obligations que chacun doit respecter quelque soient les appartenances. C’est ce que certains appellent le pacte républicain. Mais la République en retour, a l’obligation de laisser un espace à la singularité. L’objectif est de gérer la dialectique de l’un et du multiple. Plus une société est complexe, plus la laïcité est importante car elle retrouve cette fonction-là. 

Pensez-vous que certaines pratiques religieuses, qui ne rentrent pas dans ce pacte républicain, doivent-être interdites ? 
Il ne faut pas confondre capacité de critique et obligation d’interdiction. C’est-à-dire que lorsque quelque chose nous dérange, la seule solution pour y répondre, c’est de l’interdire. Voltaire disait que ceux qui interdisent n’ont pas assez d’intelligence pour discuter les opinions qu’ils interdisent. C’est un peu la même chose en matière de laïcité. C’est souvent un manque d’intelligence politique qui fait que l’on recourt au confort de l’interdiction. Je trouve que le voile intégral renvoie une image de la femme insupportable. Mais quel est le résultat de l’interdiction ? On observe deux résultats. Celles qui le portent par contrainte continueront de le porter par contrainte, sauf qu’elles ne sortiront plus de chez elles. Celles qui le portent par conviction le porteront de plus en plus. Ça ne me parait pas une victoire. Toute interdiction a pour conséquence d’enkyster la difficulté, et lorsque l’on met un pansement sur une plaie mal nettoyée, ça s’infecte. Je pense qu’il vaut mieux avoir des débats ouverts, violents parfois, et surtout ne jamais interdire. Il ne faut interdire que ce qu’il est nécessaire d’interdire. 

« Chevènement, Sarkozy, Valls… Tout le monde a contribué au Conseil français du culte musulman. C’est une façon de dire : ‘Je veux pouvoir vous repérer’. »

Vous parliez de la neutralité confessionnelle de l’Etat tout à l’heure. Est-ce que les mesures annoncées par Emmanuel Macron au sujet de ce qu’il appelle le « séparatisme islamiste » ne représentent pas une ingérence de l’Etat dans la religion musulmane justement ?
Oui, mais c’est un autre aspect. La France est régie aujourd’hui par la loi de séparation de l’Etat et de l’Eglise. La République ne reconnait, ni ne salarie aucun culte. Donc, en apparences, l’Etat a une neutralité absolue. Sauf que la loi de 1905 s’inscrit dans l’héritage du Concordat de Napoléon Bonaparte. Certes, c’était une façon de salarier les cultes reconnus, mais c’était surtout une façon pour le pouvoir d’avoir un repérage politique du culte afin de le tenir. C’est le fameux « qui paye, tient » de Bonaparte. Qu’a-t-il fait à l’époque ? Pour l’Eglise catholique, il s’adressait au Vatican qui est un Etat avec une organisation hiérarchique. Aux protestants et aux juifs, il leur demande de s’organiser et de créer des institutions représentatives. Et c’est ce qui est encore demandé aux musulmans aujourd’hui. Chevènement, Sarkozy, Valls… Tout le monde a contribué au Conseil français du culte musulman car c’est une façon de dire : « Je veux pouvoir vous repérer ». 

Aucun culte ne se ressemble, et l’organisation du culte musulman est l’une des plus complexes. Il n’y a pas un islam. On pourrait croire qu’il y a simplement les chiites d’un coté et les sunnites de l’autre, c’est vrai mais incomplet. Il existe des chiites avec ou sans clergé, mais aussi des Alaouites, des Druzes, des Houthis, des Azéris… Macron pourra faire ce qu’il voudra, mais le défi qui s’offre à lui, c’est de contrôler les liens entre les pays d’origine des imams et leur pratique française. Pour le reste, je lui souhaite bien du plaisir. A vouloir organiser le culte musulman, le gouvernement va rapidement être confronté à la diversité des pratiques de l’islam. Je pense qu’il est aujourd’hui important d’essayer d’inventer un Islam de France. Ça signifie qu’il faut convaincre et non imposer. 

« A terme, on va avoir des problèmes avec le culte protestant, notamment avec les évangéliques. »

Je ne dis pas que les autres sont faciles à organiser bien sûr. Je pense même qu’à terme, on va avoir des problèmes avec le culte protestant. Notamment avec les évangéliques, qui sont en train de complètement coloniser les organes nationaux du culte protestant. Un des spécialistes de la question, Jean Baubéreau, s’en inquiète fortement. Pour lui, on ne maîtrise pas plus le culte protestant que musulman. L’Amérique latine est déjà colonisée, on le voit au Brésil, en Colombie… Mais en France aussi ! Aujourd’hui, en Seine-Saint-Denis, c’est le culte évangélique qui progresse le plus, et non l’islam. Il y a quantité de musulmans qui se convertissent à la religion évangélique, parce qu’ils développent un prosélytisme extrêmement efficace. Pour l’instant, ça se fait à bas bruit, mais je pense qu’un jour ou l’autre, on aura un problème parce qu’ils revendiqueront des reconnaissances au delà des droits qui sont les leurs aujourd’hui. 

Pensez-vous qu’Internet et les réseaux sociaux transforment les croyances ou ne sont-ils que le reflet des évolutions des croyances ? 
Je pense qu’en général, les réseaux sociaux permettent que ce qu’on ne veut pas exprimer en principe, y trouve sa place. Les réseaux sociaux sont aidés par l’instantanéisme, par le narcissisme qui font que les valeurs collectives sont de plus en plus mises à mal. Ils sont aidés par une forme d’inintelligence aussi. J’ai été effaré par l’affaire Griveaux… En gros, c’est le mariage de l’imbécile et des voyous, qui sont ceux qui ont utilisé ces images. Et on retrouve ça sur le terrain du religieux. L’intérêt des réseaux sociaux, c’est qu’ils se nourrissent de complotisme, de vérités que les gens construisent. Les personnes en manque de certitudes sont disposées à aller vers des pensées toutes prêtes. Une immense majorité de radicalisés sont d’anciens délinquants, qui sont passés par la prison, sur le chemin de la rédemption, influencés parfois par l’aumônier de la prison… Il suffit de leur donner des références dans le darknet qui vont les alimenter, et ils se dirigent tout droit vers la radicalisation. Cela veut dire qu’une des questions cruciales à résoudre est celle de l’émancipation par l’éducation. Condorcet disait que l’important n’est pas de donner des droits, il faut d’abord que les gens aient conscience de l’usage des droits qu’on leur donne. Si on n’éveille pas cette conscience, ils peuvent en faire un usage dévoyé. Le problème reste le même aujourd’hui.