La solution pour remplir des amphithéâtres vides? Inviter le couple le plus fameux de la sociologie française, les Pinçon-Charlot. À l’occasion de la sortie de leur nouvel opus, «L’Argent sans foi ni loi», les deux chercheurs ont fait salle comble mardi 23 octobre à l’Institut d’Études Politiques. Une popularité toute récente, acquise depuis la parution de l’incontournable «Le Président des riches» pour ces deux intellectuels qui n’ont eu de cesse de passer au scalpel la classe dominante. Entre deux conférences, et quelques dizaines de dédicaces, « Univers-Cités » a réussi à interviewer Michel Pinçon. Seul.

Pincon_photo-2.jpg

« Univers-Cités » : « L’Argent sans foi ni loi » vient de paraître. Quelle est la thèse de l’ouvrage ?

Michel Pinçon : Ce livre se veut une analyse de l’évolution de la place de l’argent dans nos sociétés. On constate qu’il est passé du statut de medium, c’est-à-dire un moyen ou un facilitateur de transactions, à celui de fin. Désormais, une seule logique préside : l’argent sert à faire encore plus d’argent. C’est ce retournement utilitariste dont Monique (Monique Pinçon-Charlot, sa femme et coauteur de l’ouvrage, ndlr) et moi avons voulu rendre compte. Autre évolution majeure, la financiarisation du capital. Sous la pression des banques, des investisseurs bien souvent à la vision court-termiste, des produits financiers, non adossés sur des valeurs réelles ont été mis sur pied, aboutissant à des phénomènes de bulle et de déconnexion entre l’économie réelle et l’économie boursière.

Comment expliquez-vous ce processus ?

Nous sommes passés en trente ans d’un capitalisme entrepreneurial à une forme financiarisée où l’investissement d’avenir s’est effacé au profit du spéculatif. Les politiques auraient pu réagir, mettre un frein à ce retournement doctrinal, mais le laisser-faire s’est imposé. Dès lors, sous l’action conjuguée des lobbyistes du secteur bancaire, des investissements à grands porte-feuille, la logique de la plus-value rapide a triomphé. De là sont nées notamment les subprimes, ces crédits titrisés à l’origine de la crise de 2007, mais également une quantité de mécanismes financiers tous plus obscurs les uns que les autres. Point commun entre eux : ils servent en général à prévenir en cas de défaut. Conséquence donc, nous évoluons aujourd’hui dans une société de l’assurance qui a toutes les peines du monde à produire dans le réel.

Quel était le rôle premier de l’argent?

Pendant longtemps, l’argent a eu un rôle positif avant que sa fonction primaire ne soit dévoyée. En tant que medium lors des transactions, il permettait d’apporter une fluidité dans l’échange. Grâce à lui, les banques injectaient des capitaux dans les circuits de l’économie réelle : l’investissement productif et domestique étaient ainsi financés. Or aujourd’hui, l’argent n’a plus de réalité matérielle.Quand on voit des places boursières au rendement gigantesque drainant des milliards et des milliards de dollars, soit un montant bien supérieur au PIB mondial, on se dit qu’il y a un problème.

La classe dominante reste l’un de vos thèmes de recherche favoris. Quels liens peut-on faire avec votre présent ouvrage ?

L’argent reste un extraordinaire moyen de coercition puisque c’est une arme à la fois économique et idéologique pour les possédants dans le sens où elle est porteur de sens. L’utilisation galvaudée qui en est fait aujourd’hui n’est que le reflet du libéralisme dominant et de sa grille de valeurs socio-culturelles. Concernant l’arme économique, la raison est historique. Depuis quelques années, les budgets des États, notamment européens, sont dans le rouge et les banques centrales sont bien impuissantes pour la levée de fonds. Dès lors, les particuliers ou les fonds spéciaux types hedge funds deviennent les nouveaux créanciers des entités étatiques. Cela pose évidemment des problèmes d’indépendance, comme on le voit avec la Grèce.

Dans ces conditions, comment faire pour que l’argent retrouve sa fonction initiale ?

Il faut refonder le système. Cela passe notamment par la nationalisation du système bancaire, l’indépendance des banques centrales et la mise en place de mesures régulatoires concernant la finance mondialisée. Inutile de préciser que pour le moment, le pouvoir politique local ainsi que la communauté internationale ne sont pas à la hauteur du défi posé.