Le dernier né de Daniel Pennac est sans aucun doute bien plus hardi qu’un «Diable au corps» de Raymond Radiguet. Le lecteur ne doit pas se laisser abuser par son titre moins aguicheur : une prose de la chair particulièrement bien huilée se terre derrière la couverture de «Journal d’un corps». Considérez-vous comme prévenus : au programme, une ode scandaleuse à l’impudeur, une cascade inconvenante de « fente, crotte de nez et couille », une explosion anatomique, charnelle et sexuelle sans pareille, se tiennent, dès les premières pages, prêtes à fondre sur vous. Gare !

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Photo d’Amélie Vastra, Noa Salomé et Audrey Carpentier, élèves en graphisme à l’ESA de Tournai

A l’heure où le corps, territoire longtemps abandonné aux libertins, n’a jamais été aussi exposé et à la fois inhibé et fantasmé, le dernier livre de Pennac fait du bien. De Sophocle, qui affirmait que l’on est « esclave du corps, mais d’esprit libre », jusqu’à l’époque classique où le corps apparaît comme un obstacle à l’accomplissement spirituel, beaucoup de choses ont changé. Mais une posture demeure: on ne parle pas de ce corps-animal pour lui-même, sans qu’un prétexte sérieux (médecine, sport, art…) ne nous y autorise. Question de bienséance.
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Alors bien sûr, vous répondrez que certains ont osé. Le sulfureux marquis de Sade, qui affirmait pieusement qu’« une jolie fille ne doit s’occuper que de foutre et jamais d’engendrer », plus qu’aucun autre, fait office de pionnier ignominieux. Mais c’est sans compter Baudelaire, qui tout à son aise, associe obscénité et poésie, écrivant sans remords: « Au détour d’un sentier une charogne infâme / (…), Les jambes en l’air, / comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, / Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique / Son ventre plein d’exhalaisons (…). ». Enfin Bataille, – ah Bataille ! -, emporte la mise, avec ses récurrents outrages aux bonnes mœurs, qu’on ne peut lire que la main sur les yeux.

Un ouvrage bon enfant
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Alors si d’autres avant l’écrivain ont joué leur réputation en s’adonnant à une littérature perverse, où réside son originalité ? Dans l’œuvre toute entière de Pennac, dans sa vie, dans son histoire. A l’inverse de ses compagnons d’aventure, l’auteur ne scandalise pas ou moins… Il ne se complaît pas dans une posture inconvenante, bien au contraire. Au lieu de tenir tête à un public amateur de scandales, comme le bon professeur qu’il fût, Pennac guide son public.
_ Dans cette autobiographie née de l’imagination d’un enfant apeuré, on s’engouffre petit à petit, on suit page après page, les réflexions somatiques de cet être chétif, contre lequel à l’évidence on ne peut s’opposer. De cette prose humble, naît l’histoire d’un corps universel, unificateur, et non celle d’un corps libertin, entièrement livré à lui-même, se laissant aller à ses instincts animaux. L’auteur de Chagrin d’enfant, de La Fée Carabine, ou encore d’Au bonheur des Ogres, renseigne ainsi sur le corps, professant avec humilité les découvertes, les craintes, les lâchetés d’un père imaginaire à sa fille Lison.

Le corps en étendard
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Journal d’un corps n’est surtout pas l’affirmation d’une subjectivité, et en abandonnant au corps l’essentiel du récit, Pennac réussit à éviter cette facilité. L’ouvrage même, s’il prend la forme du journal intime, n’est définitivement pas autobiographique. L’auteur de cette fiction (« Papa« ), un inconnu, lègue à sa fille l’histoire de sa vie racontée au travers d’une initiation au corps masculin. Ce père anonyme, né en 1923 et mort en 2010, ne tient rien de Pennac: il évolue dans une bourgeoisie à laquelle l’écrivain est entièrement étranger. Cette place libre abandonnée à l’imaginaire, évite ainsi une démarche trop souvent reproduite qui consiste à chercher dans l’écrit de l’auteur un récit sur sa vie et fait manquer le message universel de l’écrivain.
_ Surtout le projet de l’ouvrage est très clair: « Je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. Tous les corps sont abandonnés dans les armoires à glace. Ceux qui écrivent leur journal tout court, Luc ou Françoise, par exemple, parlent de tout et de rien, des émotions, des sentiments (…) ». Loin des constructions sentimentales, il s’agit donc de s’en tenir aux faits concrets sans se laisser berner par des considérations spécieuses qui, comme l’a compris Pennac, ôterait tout son intérêt au récit. États-d’âme, abstenez-vous !

Un Rousseau des temps modernes
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Dans tous les cas, on ne s’ennuie pas, car si le récit est enfantin, la réflexion est particulièrement mûre. Se joignant pour l’occasion au Panthéon des auteurs érotiques, Pennac n’en démord pas: il parlera du corps sans trop en faire bien sûr, mais avec un souci constant: la vérité. Aussi ce journal intime offre au lecteur un récit sans détours du corps dans tous ses états. Peau vieillie, odeur d’une femme aimée, orgasme, perte de la mémoire, morve, orifices, tout est matière à l’étonnement.
_ On notera donc la justesse du ton et la vivacité de la plume, et pour cause: cette introspection n’a rien de médical. Elle n’observe pas le corps en soi, mais l’effet des stimuli sentimentaux, spirituels sur un corps vigoureusement vivant et actif. C’est la raison pour laquelle, même si Pennac semble ne rien avoir inventé, il est particulièrement original. Le pacte initial qu’il passe avec le lecteur, lui permet d’aborder le corps par ce qui d’ordinaire est tu. Les turpitudes de l’organisme, motif souvent répété, prennent donc sous sa plume un sens nouveau, profondément sincère, qui touche bien plus que tout ce qui a pu être écrit sur l’être humain précédemment.

Hommage donc réussi à ce corps, compagnon d’une vie, à ce corps, réconcilié avec des têtes souvent trop pleines, trop pressées aussi.

Journal d’un corps de Daniel Pennac, publié aux éditions Gallimard.