L’Ecole Nationale d’Administration (ENA) a connu des meilleurs jours. La crise des gilets jaunes, notamment, a rendu visible une certaine forme de méfiance voire de haine envers l’établissement strasbourgeois. Au printemps 2019, le président Emmanuel Macron avait appelé à une réforme de l’école qui l’avait lui-même formé. Un an plus tard, le 30 janvier, l’énarque Frédéric Thiriez vient de rendre son rapport sur les modifications à apporter à l’ENA. En poste depuis 2017, Patrick Gérard a accordé une interview à Univers-cités lors de son passage à Sciences Po Toulouse. Il nous parle des problèmes de son établissement, de la moralisation de la vie publique ou encore du rapport Thiriez.

Univers-Cités : Est-ce que l’ENA va mal comme on l’entend souvent ou lui fait-on un faux procès au final ?
Patrick Gérard : Il y a toujours des choses à améliorer mais globalement, l’ENA est une école qui a fourni à la France depuis 1945 une administration admirée dans le monde parce qu’elle est compétente, intègre et qu’elle a le soucis de l’intérêt général. Ça ne veut pas dire que tous les problèmes des Français sont réglés par l’administration. Mais ça veut dire que l’administration qui obéit au gouvernement essaie de travailler du mieux possible en fonction des instructions qu’elle reçoit.

U.C : Dans ce cas-là, si ce n’est pas votre faute, comment expliquez-vous le fossé entre les Français et l’ENA, que l’on a pu voir notamment lors de l’épisode des gilets jaunes ?
PG : Je crois qu’il y a une confusion dans l’opinion publique entre l’administration et la politique. Comme la France a eu quatre présidents de la République et huit premiers ministres qui ont fait l’ENA, il arrive que les récriminations visant le monde politique soient transférées sur l’ENA. Mais notre école n’a formé que très peu d’hommes politiques. Depuis la création de l’ENA, on a formé 6.700 élèves français dont moins de 300 ont eu des responsabilités politiques importantes. Il y a souvent une confusion entre l’administration et la politique dans l’opinion publique. L’ENA n’est pas une école de formation politique, c’est une école de formation des administrateurs de l’Etat.

« L’école est au croisement du système des élites et de l’Etat, mais ce n’est pas l’élite de la France. (…) L’ENA ne dirige pas tout le pays. »

U.C : Cela vous a étonné de voir votre école à ce point visée ?
PG : Non, car c’est très facile depuis des années de dire à chaque fois que quelque chose va mal que c’est la faute de l’ENA. L’école est au croisement du système des élites et de l’Etat, mais ce n’est pas l’élite de la France. C’est peut-être une élite administrative mais il y a plein d’autres élites. Donc, l’ENA ne dirige pas tout le pays. D’ailleurs, si on prend la totalité des haut-fonctionnaires français, moins de la moitié sont des anciens élèves de l’ENA : il y a des ingénieurs, des universitaires et d’autres personnes qui n’ont pas fait cette école.

U.C : Concernant la moralisation de la vie publique, depuis 2013, une loi oblige les élus, députés et autres à rendre publique leur déclaration d’intérêt. Pourquoi les haut-fonctionnaires ont été exemptés de ce devoir de transparence ?
PG : Il faut poser la question au Conseil constitutionnel qui a décidé de les en exempter. Les haut-fonctionnaires doivent déposer une déclaration de patrimoine et une déclaration d’intérêt. Ils doivent les envoyer à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, et ils envoient la déclaration d’intérêt à leur supérieur hiérarchique. C’est-à-dire au ministre dont ils dépendent. Simplement, le Conseil constitutionnel a dit qu’on n’avait pas à exiger des haut-fonctionnaires, qui ne sont pas élus par le peuple, les mêmes obligations qu’on exige des élus. Et je respecte la décision du Conseil constitutionnel.

U.C : Mais à titre personnel, ne pensez-vous pas qu’un effort de transparence améliorerait l’image qu’a l’opinion publique des haut-fonctionnaires ?
PG : Non, car les haut-fonctionnaires français sont intègres. Il peut y avoir de temps en temps quelqu’un qui a une faiblesse, et qui, j’espère, est condamné par la justice. Mais globalement, l’action publique française est correcte et intègre.

« Créer un concours particulier, cela veut dire que ceux qui le passeront auront l’impression d’avoir passé un concours au rabais. »

U.C : Vous ne pensez-pas que la pratique du « pantouflage » répandue chez les haut-fonctionnaires ne nuit pas justement à cette image auprès de l’opinion publique ?
PG : Si les Français, les députés et les sénateurs pensent qu’il faut interdire ce genre de pratiques, il suffit de l’interdire par la loi. Or, jamais une loi ne l’a interdit. Donc, la faute ce n’est pas l’ENA. Si on considère que cela n’est pas bien, c’est au Parlement de le modifier. Et le Parlement jusqu’à présent a toujours considéré qu’il n’était pas interdit pour les fonctionnaires de partir de la fonction publique. J’ajoute que si le haut-fonctionnaire n’a pas servi l’Etat pendant 10 ans, il doit rembourser ses frais de formation. Rappelons aussi que le Parlement a réglementé les départs des fonctionnaires dans le privé. Il y a des contrôles clairs de déontologie et des vérifications qu’il n’ait pas d’intérêt là où il s’en va. Par exemple, quelqu’un qui a travaillé dans l’administration fiscale n’a pas le droit d’être conseiller fiscal d’une entreprise sans contrôle déontologique préalable.

U.C : Est-ce que le rapport Thiriez (demandé par le gouvernement pour réformer l’action publique et les écoles de formation à la fonction publique, ndlr) était vraiment nécessaire selon vous ?
PG : Ce n’est jamais inutile de demander à des personnes indépendantes de réfléchir à la formation et la carrière des haut-fonctionnaires. Après tout, l’ENA a été fondée en 1945 sur des principes qui sont à mon avis toujours valables. Mais on peut regarder s’il est aujourd’hui nécessaire d’adapter un certain nombre de points dans la formation. Donc, je ne suis pas contre des rapports qui réfléchissent à l’avenir de la fonction publique.

Patrick Gérard en conférence à Sciences Po Toulouse, le 28 février 2020.

U.C : Qu’est-ce que vous pensez des propositions de ce rapport, notamment liées à la « discrimination positive » ?
PG : M. Thiriez a plusieurs propositions. La première est de dire qu’il faut créer un concours particulier pour des étudiants qui viendraient de milieux modestes pour rentrer dans les écoles de la fonction publique ou de la magistrature. Moi, je pense que créer un concours particulier, cela veut dire que ceux et celles qui le passeront auront l’impression d’avoir passé un concours au rabais. Du moins, je pense que ceux qui passeraient les concours classiques le penseraient. Et je ne veux pas que dans une promotion, il y ait des élèves considérés inférieurs aux autres.

En revanche, je suis d’accord avec son idée qu’il faut augmenter le nombre de places dans les concours, pour qu’il y ait plus de places offertes aux jeunes qui viennent de milieux modestes et qui sont de brillants étudiants. Non seulement, il faut qu’il y ait plus de places mais il faut qu’on les aide plus massivement. Donc, l’idée de M. Thiriez qu’il faut créer plus de classes de préparation en province pour des élèves brillants qu’on prendrait complètement en charge, c’est-à-dire bourses, logement, ordinateur, coaching par d’anciens élèves de l’école, je la trouve très bien.

« Je dis simplement que l’acronyme « ENA », c’est une marque de la France, admirée dans le monde. Il faut y faire attention. »

U.C : Le rapport Thiriez propose également un tronc commun à tous les fonctionnaires. Est-ce que c’est judicieux de rassembler des fonctionnaires très différents ? Qu’est-ce qu’ont en commun un commissaire de police, un directeur d’hôpital et un membre de la Cour des Comptes par exemple ?
PG : Ils ont en commun qu’ils servent le pays. Ils sont chacun un peu responsables d’une part de l’intérêt général dans notre pays. Et donc qu’ils apprennent à travailler ensemble et à se connaitre, c’est bien. Pour mener des politiques de sécurité, on a besoin du préfet et du procureur. Pour mener des politiques de santé, on a besoin du préfet, des collectivités locales, de l’Etat et des hôpitaux etc. Il n’y a jamais de mal à ce qu’ils passent une petite partie de leur scolarité à apprendre à se connaitre et à travailler ensemble. M. Thiriez propose six mois de tronc commun, mais le gouvernement décidera.

Par exemple, s’ils prennent un problème et ils essayent d’y réfléchir ensemble : l’un avec sa culture territoriale, l’autre avec sa culture étatique et un autre avec sa culture de santé publique pour essayer de dire comment on améliore la vie de nos concitoyens. Je trouve cela intéressant.

U.C : Que pensez-vous de la nécessité de changer le nom de l’ENA ?
PG : Le gouvernement décidera aussi quel nom il faut donner à l’ENA. Je dis simplement que l’acronyme « Ecole Nationale d’Administration », c’est une marque de la France, admirée dans le monde. Donc, il faut y faire attention. Beaucoup de gens à l’étranger sont fiers d’avoir fait cette école, et ils seraient sans doute tristes si le nom venait à changer. (Le rapport Thiriez propose de renommer l’établissement « Ecole d’Administration Publique », ndlr).

U.C : Le rapport Thiriez préconise également la suppression du classement de sortie de l’ENA. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
PG : L’ENA est organisée depuis 1945 selon le fait que ce n’est plus les ministères qui choisissent leurs nouveaux membres. Mais ce sont les élèves de l’école qui choisissent d’aller dans les institutions qu’ils préfèrent. Simplement, on s’est demandé comment ils pouvaient choisir si tous veulent aller au même poste. Il a été décidé que l’on choisirait sur le critère du mérite. Donc, il y a un classement à la sortie qui permet au premier de choisir son poste, puis le deuxième, le troisième et ainsi de suite.

Il y a des élèves qui pensent que cela crée une ambiance difficile car cela crée une forme de concurrence. Mais si on le supprime, on reviendrait à l’ancien système où chaque ministère va choisir parmi les élèves, celui ou celle qu’il veut. Pour l’instant, on n’a pas trouvé de juste milieu.