Quatre-vingt quinze ans que la maison Castéla trônait fièrement sur la place du Capitole. Presque un siècle passé à conseiller amateurs de Chateaubriand, lecteurs de Proust, et autres admirateurs de Werber. Une histoire qui s’est précipitamment achevée le 18 février dernier dans une ambiance de mort. La disparition de cette librairie très prisée par les étudiants rebat-elle les cartes?

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1 800 mètres carrés d’espace à pourvoir, des milliers de livres invendus, des fournitures scolaires par dizaines qui n’ont pas trouvé preneurs et plus d’une trentaine de salariés laissés sur le carreau, la fermeture de la librairie toulousaine n’est pas passée inaperçue. «C’est toujours très triste la fermeture d’une librairie, mais là c’est particulier vu la place qu’occupait Castéla pour les Toulousains,» s’indigne Pablo, doctorant espagnol en histoire. Car plus qu’un simple entrepôt pour manuscrits ou fournitures, c’était un lieu de vie, un centre culturel, bref un espace où page rimait avec partage. Librairie, mais pas que…

C’est pourquoi, l’annonce de sa fermeture courant 2011 avait déjà provoqué un véritable branle-bas de combat dans certaines tranches de la population. Aux avant-postes, des dizaines d’étudiants prêts à se mobiliser à coups de page Facebook ou de pétition en ligne pour sauver le boutiquier du centre. Le mot d’ordre en filigrane : « Culture, reviens, ils sont devenus fous !  », résume un internaute.

Castéla, un roman sans fin

Ils ? Ceux qui bradent la culture pour une question de gros sous, pardi ! Puisque si Castéla a été obligée de mettre la clé sous la porte, ni la concurrence des sites du type Amazon, ni même la baisse de la pratique de la lecture, pourtant indéniable, ne sont à blâmer. Moins prosaïquement, c’est la « spéculation foncière du centre » qui a eu raison de l’enseigne, le propriétaire des locaux du 20 place du Capitole réclamant un loyer annuel de 800 000 euros, soit le quadruple des sommes antécédentes. Une décision sur laquelle la mairie n’a aucun pouvoir : « Il s’agit d’un problème privé et nous ne pouvons pas préempter la vente ou le bail, pour une simple raison : il n’y a ni vente, ni bail à céder» explique Isabelle Hardy, adjointe en charge du Commerce.

Chez les confrères, la résignation est aussi de mise: « C’est vrai que la fermeture de Castéla ne nous a pas laissé indifférent.  » concède Fred, libraire du rayon Arts Graphiques d’Ombres Blanches, avant d’enchaîner « car même si cela signifie moins de concurrence pour nous, des familles vont être touchées. On ne peut se réjouir et je suis consterné par ce laissez-faire. Mais visiblement, c’est la loi du marché.  » À peine les derniers employés ont eu le temps de faire leurs cartons que déjà les rumeurs allaient bon train concernant l’identité du futur acquéreur : entreprise de téléphonie mobile, salon de thé, grande marque de distribution, agence de voyage… Bref, pas de quoi rassurer les nombreux Toulousains soucieux de préserver l’âme de la place centrale.

Et après?

Proche du cœur universitaire de la ville Rose, Castéla était un point de repère pour nombre d’étudiants, un carrefour obligatoire pour qui voulait concilier plaisir de l’imprimé et lecture scolaire. Au point que sa récente fermeture perturbe la génération Y (nom donné aux 18-30 ans en référence aux écouteurs de musique qu’ils portent) ? Pas vraiment si l’on en croit leurs dires. Citoyen révolté, consommateur-girouette, voilà comment ils se positionnent face à cette liquidation à l’image de Fabien, étudiant en affaires publiques: «Certes, Castéla était une place forte de la culture à Toulouse, et sa disparition signe peut-être la fin d’une époque, mais après je n’y allais pas aussi souvent que cela. Tout juste pour y acheter quelques manuels et fournitures scolaires» et le jeune homme d’ajouter détaché : «J’irai ailleurs désormais.»

Et des étudiants qui pensent comme Fabien, il y en a à la pelle, ce que déplore à demi-mots un libraire toulousain : « Les étudiants ne s’engagent plus : la fermeture de Castéla les touche à peine. C’est un épiphénomène pour eux. » D’ailleurs, pour la plupart, ils n’ont pas attendu le clap de fin de la marque centenaire pour changer leurs habitudes de consommation : librairies indépendantes, magasins d’occasion, sites de vente aux enchères, et bien sûr portails numériques, le shopping du livre est en plein essor. N’en déplaise aux contempteurs d’un déclin de la culture en France, les jeunes lisent beaucoup même si leur pratique est radicalement différente de celle de leurs parents, d’après les conclusions du sociologue et chercheur au CNRS Bernard Lahire.

Le livre attire

Conséquence, les librairies de la ville Rose sont pleines de cette population : «Une grande partie de notre clientèle est composée de jeunes, d’étudiants ou non qui viennent soit pour leurs études soit pour une pratique personnelle et de loisir. Nous n’avons pas pour le moment constaté de baisse de fréquentation» confirme Renaud, responsable des rayons tourisme et vie pratique de Joseph Gibert.

L’ère du numérique n’a donc pas tué la petite libraire de quartier. Loin s’en faut. D’autant qu’en face, la résistance se prépare. La librairie Ombres Blanches n’affiche-t-elle pas fièrement sur le fronton de sa salle de réception : «Oubliez Amazon, préservez votre indépendance. Votre libraire est ouverte à toute heure et de partout.» Message reçu par les étudiants, nombreux à se presser chez ce libraire historique du centre. « Si la librairie connaît un certain succès, c’est en partie grâce aux conférences et rencontres que nous organisons mais aussi au lien humain que nous tissons avec nos clients. Il faut sortir du simple rapport marchand pour créer un échange» explique Fred.

Un vœu pieux qui fait tilt dans la tête de nombreux jeunes comme l’attestent les propos tenus par Émilien, étudiant au Mirail : «À la librairie, ce n’est pas comme à la maison devant son ordinateur. Ici, en face de nous, nous avons des experts, des gens qui aiment leur métier avec qui on peut discuter, partager des idées, apprendre, se laisser guider. Et puis rien ne remplacera le toucher d’un livre.» Ce n’est pas demain que l’histoire d’amour entre librairies et étudiants connaîtra son épilogue.