Y aurait-il donc un goût universel ? Essayez donc d’émettre la moindre critique, la plus petite réserve sur « The Artist » et c’est la chasse aux sorcières assurée. Au mieux vous êtes qualifié d’individu à la culture cinématographique fragile, au pire de réac patenté, en tout cas de vendu au grand capital des super-productions hollywoodiennes qui se fait le pourfendeur de la culture française. Un peu de chauvinisme bon sang !

Bien entendu, je force – légèrement ? – le trait, mais l’accueil triomphal que reçut le film me laisse… sans voix. 97 % d’avis favorables d’après le site Rotten Tomatoes, un score qui ferait rougir bien des potentats de l’ancienne Russie soviétique. De la Cité des Anges (cinq Oscars) à la Tour Eiffel (six Césars) en passant par la capitale espagnole (prix Goya du meilleur film européen) et Big Ben (sept Baftas), partout le même son de cloche : The Artist est une merveille.

« Chapeau l’Artist »

Il n’y a qu’à lire les gros titres de la presse hexagonale pour s’en rendre compte, c’est à qui criera le plus fort : qualifié de «sans faute artistique» (Journal du Dimanche), doublé d’«une esthétique irréprochable » (Première), ce long-métrage a le mérite de faire exister «dans notre monde saturé de bruit, un silence d’une qualité extraordinaire» (Marianne). Rien que ça ! Mais le pompon de l’analyse flagorneuse revient au ponte de la critique cinématographique pourtant d’habitude avare en compliments, l’indéboulonnable revue Les cahiers du cinéma : «Un pastiche gourmand qui est à l’âge d’or hollywoodien ce que le rococo est au baroque : une déformation très séduisante mais aussi dédramatisée, où la sophistication flirte avec la mièvrerie mais brille par son indéniable virtuosité. Et pourtant cette incontestable réussite marque aussi les limites d’un système.»

Pas de doute donc, cette super-production est de l’or en barre. De la dynamite sur pellicule. Du C4 sur écran noir. Vu le tintamarre médiatique dont il a fait l’objet lors du dernier Festival de Cannes, impossible de résister à l’envie d’aller jeter un œil sur ce que beaucoup vendent comme Le film-hommage du 7e art. Direction donc le multiplex du coin.

Et là patatras. Passé les trois premières minutes désarçonnantes de silence, le film nous happe. Littéralement. Charnellement. Sans conteste, le muet est une langue universelle comme le laisse transparaître la standing ovation de l’assistance l’heure et demi sonnante. Une de celle très bruyante dont l’existence n’est, semble-t-il, justifiée que par l’envie de montrer à son voisin que nous, nous sommes de vrais cinéphiles contrairement à lui, qui reste campé dans son siège, ou pire est parti – crime de lèse-Pathé – avant la fin du générique.

Sens unique

Verdict une fois la bobine terminée et le The end affiché : The Artist est un film bon voire très bon. Un chef d’œuvre ? Allons bon ! En tout cas, pas au point de mériter les quelques 90 – un record ! – récompenses internationales récoltées lors d’une tournée qui tourne à la razzia. Hors de question pour les experts et profanes de bouder leur plaisir : la dernière production d’Hazanavicius fait un tabac, même s’il peine difficilement à franchir la barre des deux millions de spectateurs, et ce, malgré une réédition dans les salles obscures. On est loin du succès populaire donc et du phénomène Intouchables.

Quand à la fin de la séance, je suis allé demander aux quelques spectateurs encore présents dans la salle la raison d’un tel enthousiasme, beaucoup, à court de mots – sûrement encore trop immergés dans ce film muet – parlaient d’une seule voix : «Quel pari ! Quelle prouesse technique ! Quel génie !» L’esthétique, l’esthétique et encore l’esthétique… Lorsque la forme prend le pas sur le fond, c’est le jugement qui se déforme. Et touche le fond?

Car des films muets et en noir et blanc version années 1930 et tout son folklore d’époque, il y en a eu quelques-uns et pas que des mauvais. Pêle-mêle : La dernière folie de Mel Brooks, Sidewalk Storie… Mais pour eux, pas d’Oscar, ni de Cesar. Sûrement pas assez «internationalisables», «marketables» voire iconoclastes pour s’attirer les bonnes grâces du tout-Hollywood.

Depuis des semaines, médias, politiques, intellectuels, gens de culture se félicitent du triomphe de The Artist, voyant là la réussite de l’exception culturelle française. Cocorico ! Sans d’ailleurs discerner l’ironie qui se cache derrière leur attitude. Dans le film, George Valentin (Jean Dujardin) passe du statut d’icône populaire chérie par les producteurs et critiques à celui d’has been bon pour les quelques rétrogrades amoureux du cinéma muet qui refusent la révolution du parlant. Ce même panurgisme de la profession qui semble aujourd’hui encenser plus que de mesure ce film – répétons-le excellent – où chaque voix discordante est perçue comme une voie de garage. Le muet a rendu la critique aphone.