Ca commence mal à la FNAC le matin du concert :
– « Bonjour, il vous reste des billets pour Lavilliers ce soir ? »
– « Oui 33, 43 ou 53 euros ? »
– « J’sais pas mais faut aussi un billet pour une personne à mobilité réduite »
– « Non y a pas de ça »
– « C’est impossible. C’est une salle de spectacle. C’est obligatoire non ? »
– « Nous on vend pas de ça. Faut voir avec la Halle aux grains »
– « Vous avez un numéro ? »
J’appelle immédiatement : le numéro c’est un répondeur et c’est pas le bon. Direction la billetterie de la Halle aux grains. Personne à l’exception des 3 guichetières qui papotent.
– « Euh bonjour, je voudrais des places pour ce soir ? »
– « Faut voir avec la FNAC »
– « Oui mais c’est eux qui m’envoie parce que j’ai besoin d’une place handicapée »
– « Faut voir le chef »
On m’introduit auprès du quatrième fonctionnaire de la billeterie qui ne vend pas de billets. Sympa bien qu’un peu bougon. Je l’interromps pendant son match.
« Y a pas de problème. Vous achetez une place là ce soir à 20h. On a des places pour les handicapés et les blessés »

Quel rapport avec Lavilliers ?
Aucun.
D’ailleurs les vrais critiques de presse et d’ailleurs reçoivent les invitations à la maison, ils ne payent pas et ne font pas la queue…

Coup de bol, il reste quelques places à 20 heures 05. Tarif étudiant : 28 euros. C’est pas donné mais bon Lavilliers chante Ferré ça le fait : la samba chante l’anarchie ? la boxe chante la poésie ? A l’arrivée rien de tout ça mais des promesses de sang et des larmes. Du sang pour la révolution – pour dans dix siècles…­ que Lavilliers appelle de ses vœux reprenant Ferré « Yes I am an immense provocator ! ». Des larmes Avec le temps. Le boxeur chantant lui-même s’essuie les yeux :« On peut la chanter mille fois » à chaque fois c’est inévitable.

Programmation impeccable. Lavilliers mise sur le best-of de Ferré (il n’y manque que Jolie Môme) mais prend quelques risques avec succès. La dignité du répertoire s’élève avec celle des instruments. Le piano accompagne seul les petits poèmes du jeune Ferré de la bohème. Le premier chant La vie d’artiste est poussif, certes plutôt déclamé. C’est voulu mais risqué. En entrant dans le ring le boxeur met la barre trop haut. Ferré l’impressionne visiblement. Mais il se relève aussitôt avec La mélancolie, 20 ans, Beau Saxo… Vient ensuite la formation plus rock avec guitare électrique et contrebasse pour le gros des standards de l’anarchiste monégasque. Enfin, pendant que Lavilliers déclame le texte de Ferré justifiant l’accompagnement musical de la poésie, l’orchestre symphonique pasdeloup s’installe. De la grande musique pour les plus grands textes. On reprend avec les choses sérieuses, d’abord La mémoire et la mer puis Rimbaud, Verlaine, Aragon, Avec le temps.

Monsieur William et Comme à Ostende s’accorde comme par enchantement à son timbre d’outre-tombe. Ça vaut Arno. Sa version endiablée de L’étrangère lui va comme un gant. On y est Lavilliers revisite Ferré. Les plus jeunes s’emballent. Vers la fin, c’est l’apothéose avec une version symphonique d’Est-ce ainsi que les hommes vivent qui rejoint au sommet l’interprétation déjà imposante d’Ogeret.
Le public est plutôt quadra, pas remuant, pas gueulant mais pas méchant non plus. On est venu se cultiver. Quelques bourgeois ne sont pas dans l’égout comme le voulait Ferré mais devant la scène. Moi je suis en haut sur le côté et au poulailler de la Halle aux grains, la formation symphonique perd beaucoup de son intérêt. Les applaudissements sont chaleureux. Un rappel debout pour l’unique chanson où Lavilliers s’accompagne lui-même à la gratte acoustique. Le meilleur pour la fin.

Entre deux chansons, le boxeur chantant n’est pas loquace. Pis ses improvisations apparaissent parfois décalées. Il dédie Monsieur Williams à ceux qui veulent devenir fonctionnaires, ça relève de la faute de goût. Il évoque Jospin dont tout le monde se fout pour introduire Merde à Vauban sous prétexte qu’il y est question de l’île de Ré… alors qu’il y a tant à dire sur la condition des prisonniers en France aujourd’hui. Il nous parle évasivement de dictateurs mourants à propos des Assis de Rimbaud tandis que ces vieillards aux doigts boulus font désormais tresses avec leur chaises dans les conseils d’administration des hydres multinationales. Il est mieux inspiré lorsqu’il introduit Thank you Satan : « on ne peut même plus dire Ni Dieu, ni Maître sans s’excuser !». Excellent aussi, quand Lavilliers fait œuvre pédagogique en recontextualisant les textes : La Mafia dénonce l’importation du show-business par Coquatrix à l’Olympia, etc. Mais pourquoi ne pas évoquer le mépris dont fait l’objet la main d’œuvre immigrée en ce moment même au gouvernement avant d’entonner l’hymne d’Aragon au Franc-tireurs partisans du groupe Manouchian morts pour la France pour cette superbe version rock de L’affiche rouge.

Face à Ferré, Lavilliers c’est total respect. Trop ? Lavillier-Ferré. Une belle affiche. Un beau match. Mais il n’y a pas eu de match. Juste une répétition impeccable. La frustration du boxeur chantant semble pourtant palpable. Aux claviers, le pianiste prend son pied mais il en redemande non ? Le guitariste ronge son frein, on sent qu’il a envie, qu’il en veut. Manifestement il ne peut pas. Bernard libère toi ! Le respect ce n’est pas la fidélité inconditionnelle, l’allégeance confinant à l’autocensure. Pour accompagner Le chien, Hendrix c’est râpé mais le rock c’est aussi l’électricité qui jouit, disait Ferré. Bernard qui mieux que toi pour rajeunir le maître, féconder son fantôme, l’enrockiser comme il le voulait lui-même depuis l’album Zoo au moins. A l’Ecole de la poésie chantée on n’apprend pas on se bat ! Le combat continue, ta version de L’étrangère donne le ton.

Santa Kraus, le critique masqué qui paye sa place