En avant première mardi 23 janvier au cinéma, à l’American Cosmograph, le réalisateur Gilles Perret a présenté son dernier documentaire, La ferme des Bertrand, l’histoire de 50 ans de vie d’une ferme. L’occasion de reprendre un tournage commencé il y a 25 ans, avec cette fois, une nouvelle génération d’agriculteurs.
Né en 1968, Gilles Perret se fait connaître en 2009 avec son film Walter, retour en résistance. Son cinéma se veut social et revendicatif. En 2021, il réalise le documentaire Debout les Femmes avec le député François Ruffin. Reprise en main, sorti en 2022, est son premier film de fiction.
Marius Texier : Qui sont les Bertrand et quel lien entretenez-vous avec eux ?
Gilles Perret : Les Bertrand tiennent la ferme juste à côté de chez moi dans mon hameau de Haute-Savoie. Depuis que je suis petit, je passe du temps chez eux, à jouer avec les tracteurs. Nous sommes un petit village d’à peine 50 habitants donc forcément tout le monde se connaît très bien.
Vous aviez réalisé un film en 1997 sur cette même ferme intitulé, 3 frères pour une vie. Pourquoi avoir voulu donner une suite ?
Tout simplement parce qu’une génération est passée et que celle-ci a commencé à s’exprimer. Le film est séparé de 25 ans, car c’est l’espace d’une génération. Hélène, que j’avais filmée à l’époque, commençait à la ferme et dans ce nouveau film, elle part à la retraite. C’était, à mon sens, le bon moment pour reprendre la caméra.
Votre précédent film, Reprise en main, se déroulait également dans votre région natale, en quoi est-ce important pour vous de faire des films chez soi ?
J’aime faire des films à la maison puisque j’ai le sentiment d’être le plus juste possible, je connais bien le territoire et sa sociologie. C’est aussi plus difficile car je n’ai pas le droit de me tromper parce que les voisins, je vais les voir le lendemain (rires). C’est plus exigeant de travailler chez soi.
Peut-on parler d’un film sur la transmission ?
Oui, c’est cela. On observe au travers du film une transmission entre les différentes générations. La différence se situe sur l’obligation de reprendre la ferme. Les 3 frères ont été obligés de poursuivre l’exploitation dans les années 60, car c’était la logique à l’époque. Avec les aléas de la vie qu’ont connu les Bertrand, certains ont été poussé à continuer dans cette profession, mais la dernière génération envisage que les plus jeunes ne reprennent pas le mouvement.
Dans le film, la génération à l’œuvre cherche à protéger le terrain pour les générations suivantes. Vouliez-vous montrer qu’il est possible de faire une agriculture en symbiose avec la nature ?
Nous sommes dans notre coin, en appellation d’origine protégée (AOP) Reblochon, ce qui impose aux agriculteurs un cahier des charges pour entretenir correctement la nature. Il faut produire et consommer sur la zone. Les vaches doivent pâturer un minimum de 150 jours par an. En plus de permettre aux agriculteurs de vivre dignement de leur travail, les mesures protectionnistes comme l’AOP permettent de ne pas être trop impactant sur l’environnement. Faire une agriculture à l’écoute de la nature, protéger les sols, est absolument primordial.
Votre œuvre est construite par des allers-retours entre votre film de 1997 et celui de cette année. Vous insérez également des scènes d’un reportage tourné par la télévision en 1972 chez les Bertrand. Quel était l’objectif du procédé ?
Ce que j’ai cherché à faire avec ces différentes scènes à différentes périodes était de montrer l’évolution du métier. Pour un même travail, les techniques ont énormément changé. On le voit bien en 1972 ou les 3 frères construisent les bâtiments pour permettre le développement de la ferme et où la grande majorité du travail s’effectue à la main. Aujourd’hui, les machines ont bouleversé la profession. Ce que je voulais également montrer, c’est que sans la génération des 3 frères, notamment en 1972, il n’aurait pas été possible de mettre en place cette modernisation. Ils ont préparé le terrain.
Dans le film de 1972, on voit les 3 frères casser des cailloux pour construire un bâtiment de la ferme. Le film de 2022 démarre sur les robots de traite. Quel est selon-vous la principale transformation en 50 ans dans le métier agricole ?
De manière générale, il y a eu beaucoup de notions acquises qui font que les agriculteurs ont un niveau de connaissances de leur milieu très élevé. Le film montre comment l’on cherche à acquérir des techniques et des connaissances pour faciliter le métier pénible. L’arrivée de la mécanisation fut un grand bouleversement, aujourd’hui les robots vont arriver chez les Bertrand.
En 1972, André dit « qu’ils travaillent trop, mais qu’ils investissent pour changer cela », trouvez-vous que l’on observe une diminution de la difficulté en 2022 ?
Globalement, on observe une amélioration de la technique et une plus grande protection du corps des agriculteurs. Après, je ne parle pas des produits phytosanitaires, les pesticides qui sont extrêmement nocifs pour la santé. Cependant, c’est la santé psychologique de nos agriculteurs qui est à protéger, car leur situation est quand même sacrément préoccupante. On ne peut pas se satisfaire d’une agriculture ou un paysan se suicide tous les jours. Cela veut bien dire que quelque chose ne va pas. Il faut se débrouiller maintenant pour protéger ces agriculteurs afin qu’ils puissent vivre dignement de leur travail.
Et cela passe par quoi ?
Je pense qu’il faut poser la question de la répartition des richesses. Il n’est pas normal que les producteurs voient baisser leurs revenus à hauteur de 10 % et que les consommateurs observent une augmentation des prix de 10 % voir plus. Quand on commence à chercher, on voit que c’est la grande distribution qui s’enrichit. Il va falloir accepter de mettre le nez dedans. Mais notre gouvernement ne fait que de la réprimande orale sans prendre aucune règle. Leur imbibition à l’idéologie libérale les pousse à ne pas intervenir sur les prix. Ils sont forts avec les faibles et faibles avec les forts. Il est primordial de mettre en place des politiques de long terme et d’instaurer des règles. Mais pour ce faire, il faut s’attaquer aux lobbies et à la grande distribution et là, ils ont peur. Les agriculteurs risquent de manifester et d’être en colère encore longtemps.
Depuis, près d’une semaine, on observe en France et particulièrement en Occitanie, un mouvement revendicatif du monde agricole. Les requêtes portent principalement sur le prix, mais également sur l’inflation normative du secteur. Quel est votre sentiment sur ces revendications ?
Premièrement, je comprends la souffrance des agriculteurs, car lorsque l’on travaille beaucoup et que l’on n’arrive pas à se sortir un salaire digne, il y a de quoi être en colère. Je pense que ce n’est pas qu’une question de normes en trop, mais plutôt d’un manque de normes d’un côté. Ce n’est pas sain pour l’avenir d’enlever des normes environnementales. Il faut au contraire, plus de normes protectionnistes pour protéger notre agriculture mais ce sont des choses difficiles à mettre en place, puisque chaque territoire est différent selon le climat, la géographie, etc. L’idéologie dominante est de traiter des accords de libre-échange donc ont est soumis à la concurrence du moins-disant au niveau environnemental et social.
C’est aussi une profession qui est peu vue et souvent mal comprise. On les pointe du doigt alors que ce ne sont pas eux les principaux responsables. Il y a beaucoup de méconnaissance de ce métier, j’espère que le film va permettre d’éclairer sur cette profession.
France, 2024. Documentaire. 1 h 29. Sortie le 31 janvier.
Photos : Marius Texier