5 000 morts et des milliers de blessés : c’est le bilan, encore provisoire, du séisme de magnitude 7,8 qui vient de frapper le sud de la Turquie et la Syrie ce lundi 6 février. Suite au drame, le président turc Recep Tayyip Erdogan a appelé à l’unité et décrété un deuil national de sept jours. Parmi les victimes se trouvent des Kurdes, la plus grande minorité ethnique du pays… et aussi celle contre laquelle le gouvernement conduit une importante politique répressive depuis plusieurs décennies.

Le cauchemar a débuté en pleine nuit. Il est 4h17 (heure locale), lorsque la première secousse se produit. Pour les Kurdes, la catastrophe a frappé en plein cœur du Kurdistan, qui s’étale sur quatre pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran). En effet, la zone frontalière de la Turquie avec la Syrie est particulièrement peuplée de cette minorité ethnique, qui représente près d’un quart de la population turque totale. Si le plateau anatolien est l’une des zones les plus sismiques au monde, il est également un habitué des agitations ethniques et politiques, dont le conflit turco-kurde fait partie. 

En tant qu’État fictif, le Kurdistan ne dispose pas d’autonomie politique ni de reconnaissance officielle. Ce droit à l’auto-détermination n’aura jamais été accordé par le gouvernement turc, qui s’y oppose fermement encore aujourd’hui. C’est pourquoi, malgré l’appel à l’unité nationale, le Conseil exécutif du Congrès national du Kurdistan (KNK) craint l’aggravation de la crise humanitaire qui affecte son peuple et d’autres minorités : “nous savons par expérience que le régime d’Erdogan abordera cette catastrophe naturelle de manière cynique et avec un fort parti pris anti-kurde”. Il demande également à empêcher que les personnes de la tragédie ne deviennent “les victimes des calculs politiques d’Erdogan”.

Le rêve du Kurdistan à l’épreuve de la répression turque

L’origine des relations conflictuelles entre la Turquie et les Kurdes remonte à la fin de la Première guerre mondiale et au traité de Lausanne qui, en 1923, fixe les frontières de la Turquie, sans envisager la proclamation d’un État kurde à part entière. Discriminations systématiques, assimilation culturelle et suppression identitaire alimentent les fantasmes d’autonomie d’un peuple qui ne bénéficie pas d’un territoire ou d’un gouvernement propres pour se protéger. Les diverses tentatives des Kurdes d’obtenir un statut d’État échouent, et font se multiplier les mouvements politiques. 

C’est avec l’émergence du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), en 1978, que la politique anti-kurde commence. L’organisation politique armée est reconnue comme terroriste par une grande partie de la communauté internationale, ce qui permet au gouvernement turc de brimer, par la force légitimée, ceux qui ne respectent pas son autorité étatique. Avec l’accroissement de la violence et des conflits ouverts, de nombreux Kurdes choisissent l’exil et poursuivent, par le biais des diasporas, le combat identitaire de leur peuple. On estime leur nombre à 320 000 en France, selon l’Institut kurde de Paris.

L’émergence d’une mobilisation pro-kurde

L’action des Kurdes dans la lutte contre Daech a eu des répercussions positives sur leur image, dans l’opinion publique. Ils ont notamment gagné une bataille décisive à Kobané, en 2015, pendant laquelle 80% des combattants étaient des femmes membres des Unités de protection du peuple (YPJ). Avec le retrait des troupes américaines et la reprise de la zone par la Turquie, les attaques contre la population kurde se sont cependant aggravées. En juillet dernier, trois de ces femmes YPJ, Jiyan Tohildan, Roj Xabûr et Barîn Botan, ont été tuées par un drone turc. 

Loin d’être un accident isolé, le gouvernement turc et son régime autoritaire sont régulièrement dénoncés, comme les attaques racistes et répétées dont font l’objet les Kurdes. Cela a notamment été le cas lors d’une manifestation à Toulouse qui a eu lieu le 25 décembre 2022, au lendemain de l’attentat contre le centre culturel kurde à Paris. Le 7 janvier 2023, une nouvelle manifestation se déroulait pour les dix ans de l’assassinat de trois femmes Kurdes, suspecté d’avoir été perpétré par les services secrets turcs. Ces événements ont suscité l’émoi de la communauté, mais aussi celui de partisans politiques, à l’instar d’Hadrien Clouet, député LFI à la circonscription de la Haute-Garonne. 

Une catastrophe naturelle pour faire la paix ?

Le conflit entre la Turquie et les Kurdes est loin d’être apaisé, mais le séisme de ce lundi est peut-être l’occasion d’une trêve et d’un retour (au moins temporaire), à la fraternité. C’est ce qu’espère Zoubeyr Mahy, président de l’association franco-kurde d’Occitanie, qui n’oppose pas son peuple à un autre. Pour lui, c’est “l’humanité qui est touchée”. L’union nationale appelée par Erdogan est nécessaire, face à une situation aussi dramatique qui n’est, elle, pas discriminante vis-à-vis des ethnies ; les catastrophes naturelles ne ciblent pas leurs victimes. Même si, pour l’heure, il reste difficile d’évaluer leur groupe d’appartenance : “nous n’avons pas encore beaucoup de renseignements sur la situation”, regrette-t-il. Aussi, l’ONG kurde basée en France, Roja Sor, a lancé un appel aux dons pour les rescapés, sans faire de distinction particulière sur leur origine ou culture.

Car l’urgence, ce sont eux, les rescapés. Ceux qui se trouvaient dans la zone du séisme au moment de la catastrophe, à l’instar du colocataire de Yagiz*. Ce dernier, qui  a eu des nouvelles de son ami, raconte : “les survivants n’ont pas le droit de rentrer chez eux, à cause du risque d’effondrement. Ils sont bloqués à l’extérieur, sans vêtements chauds ni nourriture. J’ai peur qu’ils ne meurent d’hypothermie, avec les nuits froides d’hiver. La seule chose que nous pouvons faire, c’est prier”. Demain, le positionnement d’Erdogan concernant les victimes kurdes révèlera peut-être une volonté d’unité mensongère. Mais pour l’instant, la priorité reste la survie et le respect du deuil ; la politique attendra. 

*Le prénom a été modifié, pour des raisons d’anonymat.

Photo par Pascal Van, Manifestation place de la Bastille contre la répression de l’État turc sur la population kurde, CC BY-SA 2.0