À Blagnac, les intérimaires de Téléperformance répondent au numéro vert Covid-19 sans réelle formation. Enquête dans les locaux du leader mondial des centres d’appels.

7 heures. Accueil des nouveaux intérimaires au centre de Blagnac de Téléperformance (TP). Dans l’open-space de la mission SIG (Service d’information du gouvernement), une vingtaine de personnes commencent à prendre les appels. « Service d’information sur le nouveau coronavirus, bonjour. En quoi puis-je vous aider ? » Le numéro vert Covid-19 (0 800 130 000) a été mis en place pour répondre aux questions (non médicales) que les Français pourraient se poser sur le virus. 

Casque sur les oreilles, chacun devant son ordinateur, les téléconseillers enchaînent les appels. Claire* répond à des questions sur le déménagement : peut-on changer d’appartement ? Se faire aider par des amis ? Revenir faire le nettoyage pour l’état des lieux ? « J’ai appelé il y a une demi-heure pour poser les mêmes questions. On m’a donné le numéro de soutien psychologique. Ça ne m’avance pas du tout, j’ai l’impression que la personne qui m’a répondu n’a pas compris ma demande ! », s’énerve l’homme au bout du fil. 

Les nouveaux arrivants sont pris en charge par le responsable de la plateforme. « Nous sommes un service de renseignement de base. » Pas de formation à l’accueil, pas d’informations précises sur les réponses à apporter. Les nouveaux sont directement jetés dans le bain. « Ce qu’il faut, c’est rassurer les gens », continue le responsable.

Si beaucoup de personnes appellent pour décrire leurs symptômes et être rassurés, d’autres ont des questions plus précises. C’est notamment le cas pour les aides à domiciles, les femmes de ménage ou les professeurs particuliers. Leurs employeurs doivent-ils continuer à les payer ? Peuvent-ils toucher le chômage partiel ? Les téléconseillers ont parfois du mal à répondre. « Quand je ne sais pas quoi répondre, je transfère l’appel vers l’Agence Régionale de la Santé ou la DIRECCTE » (Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi ndlr), détaille Clara*, intérimaire sur la plateforme. Mais tous les travailleurs n’ont pas le même réflexe. « J’essaye de répondre au mieux, mais parfois je dois inventer car je n’ai pas la réponse à leur question. Je n’ose pas dire que je ne sais pas », élude Clémence*, étudiante en histoire travaillant sur la mission pendant le confinement.

Des intérimaires recrutés dans l’urgence

Pour rendre rapidement opérationnel le numéro vert spécial Covid-19, le centre Téléperformance de Blagnac s’est empressé de recruter des intérimaires, souvent novices dans le domaine. « Ils ont recruté des gens qui ne savaient pas parler comme des téléconseillers expérimentés, qui ne connaissaient pas le métier, qui n’avaient jamais répondu au téléphone ! », s’esclaffe Samira Alaoui, déléguée syndicale centrale CGT.

Recrutés dans l’urgence, les premiers téléconseillers n’ont pas eu de formation approfondie avant de répondre à leur premier appel. « On leur a rapidement expliqué les rudiments du métier pendant un quart d’heure puis ils ont commencé à prendre des appels, alors qu’ils n’avaient aucune expérience dans la télécommunication », détaille Issam Baouafi, délégué syndical central de SUD. « Il faudrait un peu plus de temps, ce n’est pas en un quart d’heure qu’on peut assimiler toutes les réponses. »

« Ils ont recruté des gens qui ne savaient pas parler […] »

Pour Ludovic Lancereau, délégué syndical SUD à TP de Blagnac, la mission SIG est la « poule aux œufs d’or » de Téléperformance. Bien mieux négociée que les autres contrats, elle est par conséquent plus rentable que les autres plateaux. Dans le cadre du contrat public, l’Etat paie en effet un forfait par heure et par salarié, contrairement aux autres clients, explique le délégué syndical, qui, selon lui, « rémunèrent généralement en fonction du nombre d’appels passés. Et contrairement aux autres clients, l’État ne surveille pas vraiment les appels, donc TP n’a pas de souci à se faire si les intérimaires ne sont pas formés. »

Pour répondre aux questions des Français, les téléconseillers disposent alors d’un unique outil : le site du gouvernement. « Ils n’ont pas de livret qui détaille les réponses à chaque question comme ça peut être le cas sur d’autres plateaux de téléconseillers » précise le délégué syndical. « Le gouvernement a mis sur son site internet les gestes barrières et des questions-réponses, les salariés n’ont aucune information supplémentaire » complète Samira Alaoui. 

La FAQ du gouvernement sert d’outil de réponse aux téléconseillers.

 

Une cellule d’experts ?

« Cela me fait bien rire », déclare sans détour Ludovic Lancereau. « Le Ministère de la Santé a présenté le SIG comme une cellule d’experts. Mais les conseillers sont souvent jeunes, très novices, ils n’ont pas été formés. »

« Même l’Etat navigue à vue »

Sans expérience, ni formation, difficile pour les téléconseillers d’en savoir plus que les Français, estime Issam Baouafi, fataliste. « Même l’État navigue à vue. Ce n’est donc pas étonnant d’avoir parfois des informations approximatives, pas tout à fait fiables », enchaîne le représentant du personnel. Ce sentiment, Loïc*, intérimaire, le ressent aussi. « On est lâché dans la nature, sans réelles indications. » Le site du gouvernement, leur seul outil, est parfois mis à jour en retard. « On n’a pas toujours les réponses à donner », détaille-t-il.

Au début de la crise sanitaire, il apparaissait en effet peu probable que l’épidémie touche la France. « Le risque d’importation depuis Wuhan est quasi nul. Les risques de cas secondaires autour d’un cas importé sont très faibles, et les risques de propagation du coronavirus dans la population sont très faibles », avait ainsi déclaré Agnès Buzyn fin janvier, alors qu’elle était encore ministre de la Santé.

Ce manque de formation a un impact sur la qualité du travail des téléconseillers. D’après les résultats des écoutes par l’entreprise mandatée par le gouvernement, « les résultats ne sont pas très bons », détaille le responsable de plateau. Réponses approximatives, erreurs, langage parfois peu professionnel… « Les évaluations ont tout de même souligné l’implication des agents », conclut-il.

Sur la question de la formation, la direction de Téléperformance n’a pas répondu à nos appels. 

« Sas de décompression »

En définitive, le numéro vert censé répondre aux questions sur le coronavirus se révèle plutôt être un « sas de décompression », selon l’expression employée par Issam Baouafi. « Le centre d’appel répond à des questions classiques mais les conseillers tentent aussi de réduire la colère et l’appréhension des gens. » 

Pour Samira Alaoui, les Français ont accès à toutes les informations qu’ils cherchent à la télévision et sur Internet, alors, quand ils appellent le numéro mis à disposition par l’État, « ils demandent surtout à être rassurés, car beaucoup sont seuls. Avec ce numéro, ils se disent : “C’est le gouvernement, c’est sérieux, on va appeler”. »

Le manque de formation des téléconseillers en charge de répondre au numéro vert Covid-19 vient s’ajouter aux nombreuses revendications des syndicats. Depuis le début de la pandémie, les questions du télétravail, des conditions sanitaires ou encore du droit de retrait, ont déjà fait couler beaucoup d’encre concernant le site de Blagnac. « On a fait venir l’inspection du travail », « le centre a déjà fermé deux fois à cause de suspicions de cas », « certains salariés ont fait valoir leur droit de retrait, mais l’entreprise leur a dit que c’était totalement illégitime », « j’ai écrit au préfet pour demander la fermeture du site, mais Téléperformance s’est opposé en disant que nous étions tous en télétravail, ce qui n’était pas vrai », énumère Samira Alaoui au cours d’une discussion téléphonique. Suite à la publication de l’article, Téléperformance a formellement démenti cette dernière affirmation.

Finalement, une dernière question se pose pour Issam Baouafi : « Est-ce que les téléconseillers sont assez aguerris pour rassurer les gens ? Je n’en suis pas certain… ». 

* Les noms ont été modifiés

 

Enquête réalisée par Margaux Otter et Emilie Roussey