Il y a une semaine, le 4 février 2019, la rédaction de Mediapart a refusé une perquisition au nom du secret des sources. Il fait  partie prenante des règles de la profession depuis la première charte de 1918. Pourtant, sa consécration explicite dans le droit français ne date que de la «loi Dati » de 2010. Cette consécration est limitée par l’impératif de l’intérêt général, ce que déplorent certains juristes et défenseurs de la profession. La France a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des Droits de l’Homme à ce sujet. 

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ». L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen consacre explicitement la liberté de la presse dès 1789. Pourtant, la protection du secret des sources n’a fait son entrée dans le droit français qu’en 2010 avec une modification la loi de 1881 sur la liberté de la presse elle-même jugée insuffisante. La tentative de perquisition de la rédaction de Médiapart ce lundi en a été une illustration (voir Encadré pour la chronologie).

Le cas Mediapart, un rappel des insuffisances de la loi

Article paru sur Mediapart le soir de la perquisition (Capture d’écran)

Lundi 4 février, quand la rédaction de Mediapart a fait l’objet d’une tentative de perquisition, beaucoup de voix se sont élevées chez les juristes et les défenseurs des droits des journalistes. La volonté de saisine des enregistrements en possession des journalistes d’investigation du média répond selon les intéressés à une volonté de « trouver [leurs] sources » voire « d’entraver [leurs] investigations en effrayant [leurs] sources actuelles mais aussi [leurs] sources potentielles ».

Les syndicats de journalistes d’une trentaine de rédactions ont signé un communiqué de soutien dans lequel ils dénoncent une « tentative particulièrement inquiétante d’attenter au secret des sources ». Pour eux cet événement rappelle « à quel point il est urgent et nécessaire de renforcer cette protection en France, tant le secret des sources est indispensable à l’exercice du journalisme, à l’existence d’une presse indépendante et au droit à l’information des citoyens ».

Christophe Deloire, de Reporters Sans Frontière (RSF) dénonce « une affaire qui est non seulement stupéfiante mais qui est franchement inquiétante. Le journalisme d’investigation est en danger parce qu’il subit des attaques multiples, notamment sur le plan judiciaire (…) Et puis il y a les atteintes au secret des sources, et là de manière extrêmement claire on est dans une tentative d’atteinte au secret des sources. (Conférence de Presse).

Julien Brel, membre du Syndicat des avocats de France, renchérit :

«  La manière dont l’État français traite les journalistes (…) dénote une situation assez inédite et extrêmement inquiétante. Quand on a pour seules réponses la répression, la restriction des libertés individuelles et collectives, envoyer des procureurs faire des perquisitions chez des journalistes face à un scandale d’État, c’est qu’il y a une véritable faiblesse au niveau du pouvoir politique. Elle se traduit par une augmentation de la pression sur l’indépendance des journalistes et l’indépendance de la justice. »

>LIRE AUSSI: JULIEN BREL: « IL Y A UN RECUL CONSIDERABLE DES LIBERTES EN FRANCE »

La protection des sources, droit et devoir du journaliste

Le principe de secret des sources est établi comme condition à l’exercice de la profession de journaliste dès la première Charte professionnelle française publiée en 1918, en vigueur jusqu’en 2011. « Un journaliste digne de ce nom (…) garde le secret professionnel » énonce cette charte des devoirs déontologiques. La Charte d’éthique professionnelle des journalistes du Comité national du Syndicat National des journalistes adoptée en 2011 reprend ce principe et ajoute la précision « protège les sources de ses informations » aux devoirs du journaliste.

Cet « amendement » est dans la continuité de la Charte européenne de Munich « Déclaration des devoirs et des droits des journalistes » adoptée en 1971. Si l’interdiction de divulguer la source des informations obtenues confidentiellement y est établie comme un devoir, le droit à un « libre accès à toutes les sources d’information » et celui « d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique » en sont le pendant.

Un principe défendu par la Cour Européenne des Droits de l’Homme

Ce principe reconnu par les syndicats de journalistes européens l’avait déjà été implicitement dans la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée en 1950. Son article 10 consacre le « droit à la liberté d’expression ». Les rédacteurs précisent que ce « droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (…) ».

Dans la jurisprudence (pratique), les magistrats de la Cour (CEDH) ont renforcé cette protection du secret des sources. À ce titre, l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni datant de 1996 fait office de « pierre fondatrice ». La Cour y a consacré l’expression « la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté d’expression » en la fondant sur les « lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d’État contractants ». Elle précise que « l’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des décisions d’intérêt général ». Le secret des sources est ainsi présenté comme une nécessité pour que la presse puisse jouer son « rôle indispensable de « chien de garde »» et pour assurer son « aptitude à fournir des informations précises et fiables ».

En effet, sans protection des sources, le travail du journaliste pour convaincre et trouver des sources fiables, donc produire une information de qualité, est rendu beaucoup plus difficile. Cette faiblesse de la protection des sources en droit français, si elle a été en partie amoindrie, est encore dénoncée par la profession et par des juristes spécialistes.

Fabrice Arfi, l’un des enquêteurs de Mediapart, le rappelait lors d’un live ce mercredi 06 février:

«Notre travail consiste à avoir des informations auprès de gens qui ne sont pas censés nous les donner voire même violent des règlements ou la loi pour nous les donner. On a créé un secret des sources contre les abus du secret pour que ces personnes là soient protégés. C’est à nous d’assumer, y compris devant les tribunaux, après avoir vérifié l’authenticité des informations et leur intérêt public.»

Une protection juridique française tardive et limitée

Les législateurs français ont tardé à établir une protection en droit du secret des sources. Jusqu’en 1993, seul l’article 11 de la DDHC protégeait implicitement ce principe. La « loi Vauzelle », adoptée en janvier 1993 au moment du scandale des écoutes de l’Élysée, dispose alors que « tout journaliste, entendu comme témoin sur les informations recueillies dans l’exercice de son activité est libre de ne pas en révéler l’origine ».

Néanmoins cette loi n’interdit pas les perquisitions. Ces dernières feront d’ailleurs l’objet de plusieurs condamnations de la France par la CEDH. Deux arrêts rendus en 2012 concernant des cas de perquisitions dans les rédactions du Midi Libre, de l’Equipe et du Point en 2005-2006 dénoncent des violations de l’article 10 de la Convention. « Le gouvernement français n’avait notamment pas démontré que la balance des intérêts en présence, à savoir d’une part la protection des sources et d’autre part, la prévention et la répression d’infractions, avait été préservée. »

En 2007 , le Canard Enchaîné refuse une perquisition dans le cadre de l’affaire Clearstream ce qui donne lieu à une condamnation de la France par l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe:

« Cette affaire, comme d’autres précédentes tentatives visant à forcer les journalistes à révéler leurs sources confidentielles en France, soulignent l’urgence d’introduire un nouveau bouclier juridique » selon le représentant de l’organisation pour la liberté des médias Mikls Harasti.

Trois ans plus tard, le secret des sources est consacré pour la première fois dans la  «loi Dati» (2010) qui intègre un nouvel article à la loi sur la liberté de la presse de 1881. « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information et du public ». Cette protection est d’emblée utilisée dans l’affaire des « fadettes » pour défendre des journalistes du Monde.

Néanmoins, cette consécration juridique représente une victoire en demi-teinte pour la liberté de la presse puisque le texte limite aussi ce droit en autorisant l’atteinte au secret des sources « si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ». Pour Christophe Deloire «C’est une notion qui est beaucoup trop large, absolument insatisfaisante».

En 2012, François Hollande fait de la protection du secret des sources l’un de ses chevaux de bataille de campagne. Cependant, la loi « Bloche » adoptée en 2016 est une tentative avortée de renforcer cette protection. En effet, l’article 4, cœur juridique de cette loi « visant à renforcer la liberté, l’indépendant et le pluralisme des médias », qui supprimait l’expression « motif prépondérant d’intérêt public » de la loi Dati, est retoqué par le Conseil Constitutionnel dans la foulée.

Le secret des sources reste donc partiellement protégé par le droit français comme le souligne le Secrétaire Général de RSF «Il y a une loi sur le secret des sources, la fameuse « loi Dati » de 2010 qui est une loi très imparfaite.» Or, poursuit-il, si «dans un pays le secret des sources n’est pas garanti, alors des sources peuvent se montrer réticentes à parler. Ce n’est pas un pays où les journalistes auront un privilège en moins, c’est un pays où les citoyens sont privés de leur droit à avoir accès à une information qui n’est pas seulement l’information officielle».


Mediapart, Alexandre Benalla et la protection des sources en 5 dates-clés.

Une du journal en ligne (Capture d’écran, Juliette Barot)

Jeudi 31 janvier 2019: nouvelles révélations sur l’Affaire Benalla par Mediapart

Publication de l’enquête de Mediapart contenant des enregistrements de conversations entre Alexandre Benalla (ex-chef de cabinet adjoint Élysée) et Vincent Crase à propos d’un contrat russe de sécurité et du soutien apporté par Emmanuel Macron à son ancien chef de sécurité. « Un oligarque russe nommé Iskander Makhmudov, lié à la mafia selon plusieurs magistrats européens, et proche de Vladimir Poutine, s’est offert les services d’Alexandre Benalla quand celui-ci travaillait encore à l’Élysée auprès d’Emmanuel Macron» (Mediapart).

Vendredi 1er février : Mediapart accepte de transmettre les enregistrements à la justice

Mediapart accepte de transmettre aux juges enquêtant sur l’Affaire Benalla les extraits sonores publiés. Confirmation de cette transmission le lundi suivant, à 9 heures.

« Dans l’affaire Benalla, il y a d’autres magistrats, des juges d’instruction, indépendants donc, qui enquêtent sur le fond de l’affaire. Pour pouvoir avancer, et par exemple s’assurer que Benalla et Crase ont contrevenu à l’interdiction qui leur était faite par la justice de se parler, les juges ont besoin d’authentifier les enregistrements que nous avons diffusés. Mediapart n’a pas de raison de s’y opposer. Nous avons donc transmis à ces juges qui nous l’avaient demandé ce que nous avons publié sur le site. »

Lundi 4 février : tentative de perquisition de Mediapart

Deux procureurs se présentent avec deux policiers de la brigade criminelle pour effectuer une perquisition, non coercitive, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte pour « atteinte à la vie privée » et « détention illicite d’appareils ou de dispositifs techniques de nature à permettre la réalisation d’interception de télécommunications ou de conversations » . Bizarrerie judiciaire : aucune plainte d’Alexandre Benalla pour atteinte à la vie privée n’a été déposée à l’encontre du média en ligne.

Mercredi 6 février : Mediapart révèle que la perquisition « venait » de Matignon

« Rémy Heitz, procureur de la République de Paris, a ouvert l’enquête à la suite d’un courrier envoyé par les services d’Édouard Philippe, Premier ministre. Contrairement aux juges d’instruction, indépendants, les procureurs ont un lien hiérarchique avec le pouvoir exécutif. Ils agissent sous son autorité. » (Mediapart)

Jeudi 7 février : Démission de Marie-Elodie Poitout, cheffe de Cabinet du Premier ministre.

Mediapart a révélé qu’elle avait accueilli Alexandre Benalla chez elle, fin juillet 2018, alors que ses agissements avaient été dévoilés par Le Monde et qu’il était sous contrôle judiciaire. De son côté, le parquet national financier (PNF) a confirmé l’ouverture d’une enquête pour corruption sur le contrat de sécurité signé avec l’oligarque russe Iskander Makhmudov, dans lequel serait notamment impliqué le compagnon de Maire-Elodie Poitout, Chokri Wakrim. Ce militaire a été suspendu par le ministère des Armées.