Journaliste au « Monde diplomatique » dont il a été le rédacteur en chef de 2006 à 2010, l’Amérique-Latine est le domaine de prédilection de Maurice Lemoine. À Toulouse, il présentait dans le cadre du festival Cinelatino son dernier ouvrage, »Sur les eaux noires du fleuves ». Un roman au cœur de la Colombie des années 2000, pendant lesquelles le conflit entre les Farc et le gouvernement, sous la présidence d’Alvaro Uribe, a été particulièrement violent. « Univers-cités » l’a rencontré.

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« Univers-cités » : Après quarante ans d’expérience en tant que journaliste spécialisé sur l’Amérique Latine, quel constat faites-vous du traitement médiatique de l’actualité sud-américaine ?

Maurice Lemoine : La première question qui se pose, c’est comment se fait-il que pendant dix ans, les médias occidentaux et latino-américains se soient acharnés contre Chávez au Venezuela, et que des crimes aussi ahurissant que 3000 fosses communes en Colombie, la découverte d’une fosse de 1500 corps, le chef de la police politique condamné, n’ait donné lieu a aucune information dans nos médias ? Il y a des explications. Si on prend l’ensemble des médias, il y a trois mobiles principaux: la paresse, les intérêts idéologiques et l’autocensure. Ça n’est pas uniquement de la paresse, c’est qu’en Europe les possibilités pour un journaliste de s’exprimer sont devenues de plus en plus rares. Il faut être au Monde diplomatique pour partir trois semaines pour faire un reportage ! Après il y a effectivement une grande paresse. Dans le journalisme on est aujourd’hui dans la génération du copier-coller. Avec internet, on a tous accès à la presse colombienne par exemple. Il y a un paquet de journalistes, on le voit bien, qui sont allés sur le site d’El Tiempo et ont fait du copier-coller.

En Europe, il y a de moins en moins de spécialistes de l’Amérique Latine. À la chute des dictatures en Amérique Latine et à la fin des conflits en Amérique Centrale, les médias ont décrété qu’il ne s’y passait plus rien. À part la presse économique, parce qu’il y avait des privatisations, etc … Tous les journalistes qui travaillaient sur l’Amérique Latine, qui connaissaient le contexte, la langue, ont dû se reconvertir. Aujourd’hui ceux qui travaillent sur l’Amérique Latine sont souvent des non spécialistes. Et puis il y a les vieux crabes, il faut appeler les choses par leur nom, qui sont dans les hiérarchies des rédactions, gagnés au néolibéralisme, et sur la Colombie, le Venezuela, etc, prennent des positions qui sont avant tout des positions idéologiques, politiques, et pas du tout celles qu’on peut avoir en faisant du reportage, de l’enquête, en ayant une connaissance du pays. Et puis il y a les intérêts économiques.

La structure des médias a considérablement changé depuis vingt-cinq – trente ans. Fut un temps où les journaux étaient indépendants, dirigés par des journalistes, avec des sociétés de journalistes. Les journaux sont devenus des entreprises économiques.
Si l’on regarde les médias en Colombie, le principal quotidien c’est El Tiempo. Jusqu’à il y a deux ans, il appartenait à une grande famille de la bourgeoisie colombienne, les Santos, dont l’un, Juan Manuel Santos est l’actuel président. Son cousin, Francisco Santos à été vice président avec Uribe. On ne peut donc pas demander à El Tiempo d’avoir une position critique par rapport aux membres de la famille qui arrivent au pouvoir. Le groupe RCN, qui détient les principales chaînes de télévision colombiennes, appartient au groupe Santo Domingo qui est le principal groupe économique colombien.

Justement, qu’en est-il du traitement médiatique du conflit entre le gouvernement colombien et les Farc et du mouvement social « La Marcha »* ?

Dans la presse colombienne, les guérillas sont des terroristes. Et c’est repris par les médias européens. Dans les grands médias colombiens, on a immédiatement accusé le mouvement « La Marcha » d’être soit manipulé, soit d’être le bras politique des Farc, donc d’être lié à un mouvement terroriste, donc illégitime. La vérité, c’est que c’est un mouvement social qui réclame des réformes en profondeur. En Colombie, c’est une oligarchie refuse tout changement. Dès le départ on essaie de les délégitimer. Ça ne marchera pas forcément parce qu’il y a de vrais problèmes, et qu’ils représentent une part importante de la population. Tout l’enjeu d’une partie de la droite colombienne, c’est d’empêcher ce mouvement social de se transformer en une véritable alternative politique. Donc de les délégitimer.
Et puis il y a l’autocensure. En Colombie si vous dites que les Farc, bien qu’ils soient condamnables pour leurs méthodes sont un mouvement politique, si vous parlez de la base sociale du conflit, vous êtes accusé d’être un porte-parole de la guérilla. Traiter sérieusement du conflit colombien, c’est se mettre en porte-à-faux avec 80 % de la profession. Vous n’êtes pas dans le moule. Il y a un conformisme qui s’installe petit a petit. On peut ramener ça à la politique française. Il faut voir l’agressivité des médias par rapport à Mélenchon par exemple. Il ne mérite pas autant d’hostilité… mais il appuie Chávez. Et sur l’Amérique Latine, il a un discours qui sort du moule.

Après il y a les médias européens. Il y a eu un des gros travail des gouvernements colombiens. Ils ont réussi à faire passer l’idée que le conflit armé interne n’avait strictement rien à voir avec la situation sociale mais que c’était un produit du narcotrafic et que les guérillas qui sont nées il y a cinquante ans n’ont plus de caractère politique, ce qui est faux.

Les journalistes qui travaillent en Europe sur l’Amérique Latine lisent tous le quotidien espagnol El País parce que l’Espagne est le pays en Europe qui a des liens privilégiés avec l’Amérique Latine, ils ont une légitimité : comme la France en Afrique, avec l’histoire coloniale, on considère que ce sont les vrais spécialistes. Et ce qui est dans El País le lundi, on le retrouve dans Le Monde le mardi, dans Libé le mercredi, et dans le Nouvel Obs une semaine après, etc. La difficulté c’est que El País n’est pas un journal de centre gauche. Il appartient au groupe Prisa, qui a d’énormes intérêts en Amérique Latine, qui est actionnaire d’El Tiempo, de TV Caracol… Pourquoi est-ce que El País est aussi ignoble, ou l’était, avec Hugo Chavez et va continuer avec Maduro ? Une des principales activités du groupe Prisa c’est la vente de livres scolaires en Amérique Latine et Chávez en arrivant au pouvoir a refait les livres scolaires et a largué Prisa. C’est purement économique.
El País est plus ou moins lié au PSOE, membre de l’internationale socialiste. En Colombie, le parti membre de l’internationale socialiste c’est le parti libéral colombien, de la famille Santos. Prisa est aussi actionnaire du Monde. Donc tout ça c’est une grande famille. Il n’y a pas besoin d’un chef d’orchestre clandestin qui manipulerait, ça se fait naturellement.

* Née d’un rassemblement de 18 000 personnes en juin 2010, « La Marcha patriotica » a été officialisée en tant que mouvement social et politique. À l’occasion du bicentenaire de l’indépendance, citoyens et diverses organisations sociales avaient manifesté pour protester contre le néo-colonialisme et la politique de l’ancien président Alvaro Uribe.