À l’occasion des dix ans de la mort du sociologue français Pierre Bourdieu, est publié l’ouvrage « Sur l’État », somme des cours professés au Collège de France durant trois ans par cet intellectuel global. De passage à Toulouse, l’ancien collègue et ami de l’auteur de « La Distinction », Patrick Champagne, à l’origine de cette publication inédite, a donné une conférence à la librairie Ombres Blanches.

9782020662246.jpg

Impossible d’y échapper. Durant plus d’une semaine, médias, presse, intellectuels et hommes politiques ont rendu hommage à ce que d’aucuns considèrent comme le « dernier grand penseur français  ». Sacrée revanche pour Pierre Bourdieu, lui qui fut si décrié à la fin de sa vie pour son engagement politique en défaveur du plan Juppé. Pour le sociologue des médias Patrick Champagne, qui a travaillé avec le maître lors de la rédaction de La Misère du monde, ce n’est que juste retour des choses : « Un Bourdieu, c’est comme un Durkheim ou un Marx, il n’y en a qu’un par génération. C’était quelqu’un d’exceptionnel, hors du commun. »

Si exceptionnel, qu’il était inconcevable pour l’ancien professeur de l’IEP de Toulouse de ne pas diffuser les œuvres inédites de Pierre Bourdieu au public. C’est chose faite donc avec cet ouvrage Sur l’État, une première publication des séminaires et cours donnés au Collègue de France du sociologue, qui en appelle d’autres dans les mois à venir.

Promotion avant discussion

Invité par la librairie Ombres Blanches, c’est devant une assistance visiblement conquise que Patrick Champagne – avec Eric Darras, professeur à l’IEP de Toulouse et directeur du LaSSP – explique sa démarche. Rôdé par sa tournée médiatique, le biographe de Pierre Bourdieu déroule presque mécaniquement ses arguments. Ici l’objectif est clair : vendre l’ouvrage. La promotion avant la discussion. Et tant pis pour ceux qui sont venus découvrir la vision de Bourdieu sur l’État. Tout juste l’invité du jour s’autorise quelque mots à ce sujet : « Pour Bourdieu, l’État est dual, à la fois homogénéisant donc limitant et source de progrès. […] Il disait : « L’État est méta. » Et d’ajouter  « A la lutte des classes, il soutenait aussi la lutte des classements.  » Fermez le ban! Malgré les multiples questions de l’assistance, Patrick Champagne préféra parler de l’état de la pensée du médaillé d’or du CNRS (1993) que de sa pensée sur l’État.

Bourdieu: pour penser la crise

Deux heures durant, sous prétexte de ne pas vouloir influencer la lecture du public de l’œuvre bourdieusienne « accessible sans pour autant être triviale », Patrick Champagne s’est contenté de justifier sa démarche éditoriale. « Penseur d’une actualité folle et dont les idées n’ont cessé d’irriguer le champ de la sociologie » selon ses propres termes, la vision de l’État par le théoricien de l’Habitus est plus que nécessaire en cette période où la puissance publique est remise en cause par la mondialisation et la décentralisation. Une crise dont la sociologie de Bourdieu donne quelques éléments de réponse pour Champagne qui se réfère à une citation de son mentor pour mettre en avant son objectivité : « Il faut de l’indignation pour faire de la science, mais beaucoup de science pour faire taire son indignation  ».

La sociologie serait donc parfois idéologique ? C’est en tout cas la vision qu’en ont les profanes pour Eric Darras : « Ironiquement, la sociologie n’arrive pas à se rendre utile socialement car elle va à l’encontre du sens commun. » Pas étonnant dès lors que le Bourdieu politique prenne le pas sur le Bourdieu sociologue dans l’imaginaire collectif.

Avec la parution de Sur l’État, Patrick Champagne entend bien jeter un pavé dans la marre et influencer le débat intellectuel actuel jugé assez creux. « Un hasard s’il n’y a toujours pas de remplaçant à la chaire de sociologie du Collègue de France ? » feint-il de s’étonner. Que cet ouvrage fasse un tabac ou non, Pierre Bourdieu attire encore les foules comme l’a montré la présence des 80 curieux venus assister à la conférence. Petit problème : le public était essentiellement composé d’étudiants, d’universitaires, de chercheurs et de doctorats. Un comble pour ce penseur du social et de la domination.

«Un magistère moral et intellectuel»

patrick_champagne.jpg Trois questions à Patrick Champagne, sociologue français et biographe de Pierre Bourdieu.

« Univers-Cités » : Pourquoi publier aujourd’hui les cours sur l’État donnés au Collège de France par Pierre Bourdieu ?

Patrick Champagne : Depuis quelques années, on avait le projet de publier l’œuvre non diffusée de Pierre Bourdieu, l’objectif étant de démocratiser sa pensée. Même si la publication de ses séminaires était pratiquement prête, on a préféré commencer avec cet ouvrage sur l’État fait à partir de trois cours donnés au Collège de France. En procédant ainsi, il s’agit clairement d’un acte politique de notre part tant la thématique de l’État est actuelle et doit être repensée. Par contre, contrairement à ce que j’ai pu lire dans certains médias, il n’y a aucune volonté de notre part de « surfer » sur les dix ans de la mort de Pierre Bourdieu. Ce n’est que pure coïncidence.

Vous avez travaillé avec Pierre Bourdieu lors de la rédaction de « La Misère du Monde ». Comment est-il au travail ?

Si ma première rencontre avec Pierre Bourdieu date de 1967, c’est réellement au début des années 1990 que j’ai appris à connaître l’homme. Avec La Misère du monde, j’ai pu le voir sous un autre jour. Travailler avec lui, c’est une expérience formidable où les fous rires côtoient les échanges intellectuels de qualité. Sous son aspect de penseur peut-être un peu froid, Pierre Bourdieu était quelqu’un de vivant, empreint d’une humanité folle. D’ailleurs, beaucoup de sociologues qui ont lu Sur l’État m’ont dit qu’à travers ces écrits, ils retrouvaient le Pierre Bourdieu, émouvant et bouillant, qu’ils ont connu.

Le sociologue français est-il encore présent dans l’imaginaire collectif ?

Incontestablement. Encore aujourd’hui, Pierre Bourdieu est le sociologue le plus repris et cité du monde dans les revues scientifiques. Il exerce un magistère moral et intellectuel auprès du champ universitaire. Concernant les profanes de la sociologie, c’est le Pierre Bourdieu politique qu’ils connaissent. Ceci est dû d’une part à la publication de La Misère du monde, et, d’autre part, à son engagement partisan contre le plan Juppé de 1995. À mi-chemin entre ces deux conceptions, je pense qu’il fut surtout un intellectuel médiatisé et non médiatique.