Tous les jours, à partir de 14h au tribunal correctionnel de Toulouse, s’enchaînent les procès en comparution immédiate. Ce mercredi 5 octobre, dans la pile de dossiers à traiter, le cas assez rare d’un « prédateur numérique ». Récit d’une audience peu banale. 

Dans le box des accusés, un homme s’accroche au panneau de verre. Le prévenu, M. A., veut s’expliquer avec le président de la séance Didier Suc. Le retraité de 67 ans, ex-comptable au casier judiciaire vierge, prétend s’être fait piéger par les gendarmes. Ces mêmes gendarmes qui l’entourent dans le box. Ils ont un look étrange, un uniforme peu commun : une chemise à carreaux, particulièrement colorée.

Quelques jours plus tôt, le mardi 3 octobre, ces agents arrêtaient M. A. à Toulouse pour les chefs d’accusation suivants : « propositions sexuelles faites à un mineur de 15 ans par un majeur utilisant un moyen de communication électronique et suivies d’une rencontre » et la « détention de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ».

La victime, Émilie, 12 ans, n’en est en fait pas une. C’est un avatar créé de toutes pièces par une brigade de recherche spécialisée. À travers la cyber-infiltration, la Brigade de Protection des Mineurs (BPM) traque les « prédateurs numériques », adeptes de la pédo-pornographie. Après un an d’échanges électroniques, ce mardi 3 octobre, lorsque que M. A. se rend au rendez-vous arrangé avec la jeune Émilie, il se retrouve finalement face à ces gendarmes spécialisés qui le conduisent en garde-à-vue.

La rencontre

La rencontre entre M. A et l’avatar de la gendarmerie a eu lieu sur un site de rencontre pour adultes : coco.fr, sur lequel M. A., qui « répare des ordinateurs », comme l’indique son pseudonyme, recherche des clients.

« Sur ce genre de site, de nombreuses images à caractère pédo-pornographique circulent et c’est pour cela que certaines d’entre elles (une quinzaine selon le prévenu, 55 selon l’instruction) se sont retrouvées sur mon disque dur », justifie le prévenu.

C’est sur ce même site de rencontre que l’avatar Émilie, 12 ans aborde « repare_ordi » pour réparer sa tablette qui ne fonctionne plus. Le début d’une conversation qui se poursuivra sur Skype pendant près d’un an.

Un but légitime mais une procédure questionnée

Après la présentation des faits et une étude rapide du dossier par le président Didier Suc, c’est au tour de l’avocat de la défense de prendre la parole. Il prévient d’emblée :

« Nous nous attaquons aujourd’hui à un sujet extrêmement sensible : la protection de l’enfance. Dans leur travail, les gendarmes de la brigade de recherche ont poursuivi un but complètement légitime, mais c’est la procédure qui demande à être examinée. »

La plaidoirie de Me Julien Aubry s’appuie sur un article clé du code de la procédure pénale. L’article 706-47-3 encadre depuis 2009 la pratique de la cyber-infiltration et offre certaines habilitations aux agents de services spécialisés dans le but de constater une infraction, rassembler des preuves ou en rechercher les auteurs.

Parmi ces habilitations : la possibilité pour les agents de police ou de gendarmerie de participer sous un pseudonyme à des échanges électroniques, la possibilité aussi d’extraire, de transmettre en réponse à une demande expresse, d’acquérir ou conserver des contenus illicites, comme des images pédo-pornographiques, dans le cas de l’affaire en question.

Au pupitre central, Me Julien Aubry, avocat de la défense, pointe le faite que cet article encadre la provocation dans le but bien spécifique de recueillir des preuves et s’interroge :

« À travers leur participation active aux échanges, les gendarmes sont ici à la limite de l’incitation à l’infraction. Sans leur participation aux échanges, M. A. aurait-il commis les faits qui lui sont aujourd’hui reprochés ? »

S’en suit une lecture des conversations pour tenter de comprendre qui aurait écrit le premier message à connotation sexuelle. Est-ce les gendarmes, en envoyant une photo d’une fillette dénudée quand le Toulousain de 67 ans réclamait des photos de l’enfant « sans autre précision » ? Toujours les gendarmes, lorsqu’ils posent des questions de type« Est-ce que tu as déjà fait des choses avec quelqu’un de mon âge ? » ou « Quand t’y penses, tu as envie de faire quoi ? », s’interroge l’avocat de la défense.

Le procureur de la République, Olivier Mouysset n’est pas de cet avis. Il reconnait que l’avatar choisi n’était pas du meilleur gout mais, pour lui, les limites de l’article du code de la procédure pénale en question n’ont pas été outrepassées.

« Ils ne vont tout de même pas parler piscine ou tennis… Et puis, un type de 67 ans qui réclame des photos à une fillette de 12 ans… La connotation sexuelle est induite. »

Induite, puis très vite explicite à la lecture de certains échanges crus rapportés par le magistrat « Si cela te fait de l’effet, je viendrais te chercher en voiture pas loin de chez toi, est-ce que samedi ça te va ? ». Le procureur Olivier Mouysset insiste : « Elle vous le dit : elle a 12 ans, elle est en cinquième, cela ne vous dissuade pas ! » À plusieurs reprises, le prévenu réclame la parole au président et se défend en répétant : « Par deux fois j’ai élimé le contact d’Émilie sur Skype et par deux fois on est revenu me chercher sur un site sur lequel je vends du matériel numérique.  Ce n’est pas moi qui suis revenu ! »

Le prévenu dénonce un acharnement de la part de la brigade de recherche et assure « n’avoir jamais cru à l’âge de l’enfant ». Lorsque le président M. Suc demande quel était l’âge imaginé par M. A., celui-ci répond en toute honnêteté : « au moins 15 ans ». Le long silence dans la salle traduit le malaise du prétoire, qui compte la femme et la petite-fille du prévenu.

« Le cauchemar de tout parent »

À la lecture de passages choisis et en réponse à une série de questions posées par le président Didier Suc, M. A. insiste, toujours en s’agrippant au panneau de verre : « On confond les écrits et les envies, c’est tout à fait différent. C’était seulement une discussion. Le jour où j’allais pour la rencontrer, je n’avais aucune envie, désolé de vous décevoir ! J’y allais simplement pour savoir qui j’avais eu en face de moi pendant 1 an ». Le prévenu a-t’il déjà discuté avec d’autres mineurs ? « Non », affirme-t-il.

Les yeux rivés sur le dossier relatant l’ensemble des échanges électroniques entre l’avatar et le prévenu entre septembre 2016 et le mardi 3 octobre 2017, le procureur de la République Olivier Mouysset fustige des « explications malhonnêtes ». En citant de nouveaux propos écrits par M. A., il hausse la voix pour dénoncer un « prédateur numérique, le cauchemar de tout parent aujourd’hui ». Le ministère public réclame alors 18 mois d’emprisonnement, assortis de 10 mois de sursis avec une mise à l’épreuve, trois ans d’obligation de soins et une interdiction d’exercer une activité professionnelle ou de bénévolat au contact de mineurs ainsi que la confiscation de l’ordinateur et du véhicule qui a servi à se rendre au rendez-vous.

La victime numérique

À son tour, l’avocat de la défense reprend la parole et s’appuie cette fois sur le bilan de l’examen psychiatrique du prévenu. Effectué lors de sa garde-à-vue et relaté plus tôt par le président Didier Suc, le document expose une trajectoire familiale difficile avec la perte douloureuse d’un enfant, une opération de la prostate qui compliquera considérablement la sexualité du prévenu et un mal-être social qui conduit à un besoin de séduire.

Me Julien Aubry soulignera aussi le fait que le prévenu n’a jamais été condamné, qu’il est « un bon grand-père qui a su élever les trois enfants de son fils décédé ».

« Il ne présente aucun signe de dangerosité et il est important de rappeler qu’il n’y a ici pas de victime puisqu’il s’agit d’une victime numérique ».

L’avocat de la défense plaide pour une peine de principe.

À son tour, M. A. demande la parole et réclame « une pointe d’humanité de la part du tribunal » en rapport à un deuil difficile qui justifie la nécessité de rester auprès de sa femme. « Tout mais, s’il vous plaît, pas de prison ferme ! »

Une délibération particulièrement longue

Alors que l’audience est suspendue, la femme du prévenu, en pleurs, profite du moment pour tenir la main de son mari au dessus du panneau de verre de son box. Après une trentaine de minutes, le président et les assesseurs du tribunal reprennent leur place. « Une délibération particulièrement longue qui me fait croire que la limite entre la provocation à la preuve et la provocation à l’infraction était une véritable question dans cette affaire », nous confie Me Julien Aubry à la sortie de la salle.

Jugé coupable par le tribunal, le retraité toulousain se verra appliquer une peine mixte comprenant une condamnation à 18 mois de prison dont 12 mois de sursis avec mise à l’épreuve, l’interdiction d’exercer une activité professionnelle ou de bénévolat en contact avec des mineurs pendant cinq ans, assortis d’une obligation de soins, « comme vous l’avez vous-même proposé » explique le président Didier Suc.

Le prévenu se tourne vers son avocat et hoche la tête en s’adressant à sa famille dans l’assistance. Il se fera raccompagner hors du box après que le président ait spécifié avec autorité : « les six mois ferme s’exécutant tout de suite ».