À rebours des fantasmes et peurs véhiculés chaque jour par les tenants d’un islam de combat, l’historienne Nadine Picaudou s’est penchée deux heures durant à la librairie Ombres Blanches sur la naissance d’une doctrine progressiste chez les fidèles de Mahomet. De quoi battre en brèche nombres d’idées reçues et comprendre que modernité ne rime pas qu’avec Occident.

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La chose était entendue. Depuis la fin de la Guerre froide, les régimes nationalo-islamistes étaient les « nouveaux fascismes » menaçant l’ordre mondial. Le 11 septembre est passé par là, tout comme les idées du Choc des civilisations. Seulement voilà, en 2011 éclate le printemps arabe, véritable onde de choc en terre mahométane, et c’est toute notre grille de lecture des rapports Orient-Occident qui s’en trouve changée. Première victime : l’amalgame entre islam et islamisme.

La non-spécificité de l’islam

C’est de cette distinction que l’historienne contemporaine arabisante Nadine Picaudou a fait son miel intellectuel. Dans un ouvrage stimulant L’islam entre religion et idéologie : essaie sur la modernité musulmane, la professeure à l’université Paris-1 Sorbonne entreprend un retour aux origines doctrinales pour analyser l’islam d’aujourd’hui. « L’interprétation de la révolution idéologique qu’a connu l’islam au XIXe siècle est le passage obligé à une lecture non biaisée de ses formes actuelles » avance-t-elle. Et là, surprise ! Au même titre que les autres grandes religions du Livre, celle du Prophète a aussi été travaillée par un courant réformiste majeur. Sa thèse : de 1860 à 1930, les Lumières ont également frappé à la porte du clergé musulman.

Décrypter le passé pour comprendre l’actuel, voilà le leitmotiv qui a guidé l’historienne durant sa démarche. Plus spécialiste du culturalisme arabe qu’islamologue, Nadine Picaudou met à profit sa spécificité pour développer une théorie iconoclaste au carrefour de l’historiographie et des cultural studies. Comme elle le dit en exergue de la conférence: « Bien souvent on renvoie l’islam à ses origines, comme s’il n’avait guère évolué depuis le VIe siècle. Or à l’instar de tout objet social, il s’est historicisé ».

Outre ce désir de mettre à mal le fétichisme d’une religion a-historique qui ne se serait guère acclimatée aux changements sociétaux, elle a surtout voulu déconstruire la mystique autour de la religion du Prophète. « Certains essayent de véhiculer deux images mortifères sur l’islam. D’une part il serait par essence une religion politique, et d’autre part, sa doctrine confessionnelle porterait en elle les germes de la violence  ». Faux et archi-faux pour la chercheuse qui démonte pièce par pièce ces prêts-à-penser.

Retour aux sources

Aujourd’hui, Nietzsche doit se retourner dans sa tombe. Non seulement Dieu n’est pas mort, mais il est même dans une forme incroyable. Comme l’a analysé Gilles Kepel dans La Revanche de Dieu, tous les monothéistes travaillent à ré-insuffler de la religiosité dans nos sociétés en s’attaquant cette fois-ci non pas aux possédants mais aux populations délaissées par l’État-léviathan. Cette vitalité dans l’islam, Nadine Picaudou l’analyse sous le prisme du mouvement réformisme du XIXe siècle.

Jusqu’à cette époque, la scolastique des écritures sacrées prévalait. De fait, les théologiens dissertaient non pas sur les textes originaux, mais sur les interprétations de leurs prédécesseurs. Une sorte de « téléphone arabe du religieux » qui, s’il permet de rester ancré dans le réel, contribue à dénaturer l’essence première du livre saint. Conséquence : le dogme s’est imposé sur la foi brouillant ainsi les repères confessionnels des bigots.

Pour Nadine Picaudou : « C’est avec le Wahhabisme qu’est né le réformisme islamique. Au départ quelques penseurs par-ci par-là ont lancé un grand mouvement de relecture des textes sacrés ». Ne manquaient plus que l’émergence concomitante de l’État moderne et du concept de nations pour favoriser son développement. Cantonné à la sphère sunnite, le réformisme pan-Arabique s’est traduit suivants deux logiques.

Le vent de la Réforme

« Les théologiens ont voulu s’émanciper des anciennes interprétations et revenir à une lecture fondamentaliste des textes originaux » précise la chercheuse. Autrement dit, sortir d’une « sclérose de la pensée » au profit d’une lecture exégètiste et littéraliste. Gare toutefois au contre-sens historique. Ce retour aux écritures sacrées n’a rien à voir avec le fondamentalisme et le rigorisme post-Guerre froide de quelques groupuscules extrémistes. Le premier se veut religieux, le second se pense politique.

Deuxième manifestation de l’emprise réformiste, le rejet de l’islam populaire. Ici, plus question de lier croyances religieuses et culte profane des saints et des icônes. Au ban l’animisme, le chamanisme et toutes ces idéologies sacrées : l’unicité de Dieu redevient le principe mère. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs au nom de ce principe que des troupes fondamentalistes détruisent les totems au Mali ou s’en prennent aux (faux) frères Chiites coupables à leurs yeux de déifier Ali.

A l’ère des replis culturelo-religieux, de la stigmatisation confessionnelle, d’une société française réceptive au multi-culturalisme, la lecture de cet ouvrage est d’une impérieuse nécessité. Ne serait-ce que pour combattre l’obscurantisme… de la pensée.