Seulement quelques semaines après la polémique sur les caricatures du Prophète Mahomet, « Charlie Hebdo » débarque à Toulouse dans un climat pour le moins tendu. Objectif : fêter avec ses lecteurs le vingtième anniversaire du journal satirique illustré pour l’occasion par la sortie du livre « Charlie Hebdo les 20 ans ».

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D’abord prévue à Ombres Blanches, la rencontre avec les journalistes-dessinateurs Luz et Riss a finalement eu lieu quelques mètres plus loin à la librairie Terra Nova. Devant une assistance confidentielle, les deux invités ont joué cartes sur table : le positionnement de l’hebdo, la liberté d’expression, la religion comme nouveau tabou du politiquement correct, la place de l’humour dans l’information, tout a été passé en revue. Sans langue de bois, ni faux semblant. « Univers-Cités » en a profité pour rencontrer Riss qui n’a pas sa langue dans sa poche, ni son stylo d’ailleurs…

« Univers-Cités » : On fête ce mois-ci les 20 ans de l’hebdomadaire satirique. Comment s’est passé sa création ?

Riss : Elle a été totalement improvisée. Entre le moment où l’on a pensé à créer ce journal et le moment où il a été imprimé, il s’est passé une semaine. À l’époque, la plupart travaillaient pour La Grosse Bertha, un magazine de la trempe d’Hara-Kiri, puis Philippe Val et Cabu ont décidé de démissionner. Nous les avons suivis et décidés de monter notre propre journal satirique. Cela s’est fait tellement rapidement que la ligne éditoriale ne s’est définie que progressivement, au fil des numéros. Reste que très vite, l’écologie, la souffrance animale, la laïcité, la démocratie, et la défense des valeurs de gauche sont devenues nos chevaux de bataille. Quant au titre, Charlie Hebdo, il s’est imposé seulement quelques heures avant d’envoyer le premier numéro à l’impression. On s’est dit : « Et pourquoi pas réutiliser le nom de Charlie Hebdo (hebdomadaire paru entre 1970 et 1981, [ndlr]) ».

« Charlie Hebdo » se place dans la grande tradition des journaux satiriques français.

Je ne sais pas si la satire journalistique est une spécialité française, mais en tout cas, il est vrai qu’au début du siècle dernier, de nombreuses publications se plaçaient dans ce créneau-là. Depuis quelques décennies toutefois, notamment depuis l’après-guerre, le champ des journaux satiriques a fondu et est devenu une sorte de niche. Aujourd’hui, excepté le Canard enchaîné, et nous, il n’y a pas de publication d’envergure nationale. Par manque de lectorat d’une part, puisque s’il est apprécié et respecté, ce style n’est pas non plus plébiscité par les acheteurs, par difficulté aussi d’avoir un modèle économique viable puisque nous essayons de rester totalement libres et indépendants en refusant toute publicité. Aujourd’hui, la satire prospère dans tous les champs médiatiques, de la télévision à la radio en passant par Internet, ce qui nous force à encore plus de professionnalisme. C’est pourquoi à la rédaction, contrairement à ce que l’on pourrait croire, notre pygmalion n’est pas l’impertinence d’Hara-Kiri mais bel et bien Charlie Hebdo, première mouture.

En vingt ans, la société s’est transformée, la façon de faire de la politique a changé et de nouvelles problématiques ont émergé sur la scène (inter)nationale. Comment « Charlie Hebdo » a-t’il évolué face à ce climat mouvant ?

En deux décennies, la ligne éditoriale n’a pas bougé d’un iota. Faire usage de notre liberté de parole dans la plus grande indépendance d’esprit, tel est toujours notre credo. Le dessin et la caricature occupent également toujours une place centrale alors qu’ils déclinent dans de nombreux journaux. Par contre, l’un des principaux changements vient de la place de plus en plus grande accordée à l’enquête, au reportage avec des thèmes bien souvent en marge des radars médiatiques. Sinon, concernant la liberté de ton, d’anciens tabous ont sauté comme la mort et le sexe – Eros et Thanatos – alors que d’autres sont apparus tels la religion dans la société française. Nous voulons leur mettre un coup de canif à l’aide de nos crayons.

On l’a vu entre l’affaire des caricatures de Mahomet de 2006, puis la parution du numéro spécial « Charia Hebdo » et enfin tout récemment la polémique autour des dessins représentant le Prophète ; « Charlie Hebdo a été mis en accusation. » La liberté d’expression a-t-elle toujours ses lettres de noblesse dans la République ?

Juridiquement, la liberté d’expression est garantie par les textes de la République. La France est d’ailleurs l’un des pays qui protège le plus ce droit. Après, il revient aux médias de la faire vivre car comme on le dit : « Une liberté que l’on n’utilise pas est une liberté qui s’use« . Or aujourd’hui, à quoi assiste-on ? À un paysage médiatique qui est réticent à être transgressif, le politiquement correct, notion floue, est partout. Toutefois, je précise que je n’idéalise pas un supposé passé où a régné une liberté de ton totale. En son temps, les Unes d’Hara-Kiri provoquaient de véritables tollés. Toujours est-il qu’aujourd’hui, l’opinion publique, les médias et les politiques ont de plus en plus d’opinions policées et évitent à tout prix le conflit comme on l’a vu dernièrement avec l’affaire des caricatures.

Justement, en parlant des caricatures, comment expliquez-vous cette polémique ?

Autant lorsque nous avions fait « Charia Hebdo », nous nous attendions à des retombées, autant concernant les dernières caricatures, ce n’était clairement pas prévu. Il n’y avait aucune volonté de notre part de provoquer ou de choquer. À titre personnel, je pense que les médias ont monté ce sujet en épingle, que le gouvernement a été d’une lâcheté incroyable et que Charlie Hebdo a été le réceptacle facile de cette hystérie qui n’avait pas lieu d’être. Ce qui nous a été reproché est le timing de la parution de ces caricatures en pleine séquence de tensions avec le monde arabe. Pour moi, c’est un faux argument, qui cache une certaine peur vis-à-vis de problématiques désormais taboues. On a été victimes du deux poids deux mesures avec des médias qui se sont désolidarisés de nous. Cela nous empêchera pas à Charlie Hebdo de continuer à taper sur toutes les dérives des cul-bénis, peu importe leur chapelle religieuse. Malraux disait « le XXIème siècle sera ou ne sera pas religieux« , j’espère qu’il ne le sera pas, tant les intégristes risquent de laminer la société et le concept de démocratie.

« Charlie Hebdo » a donc de nombreux combats à mener pour les vingt prochaines années. La question est de savoir si cela se fera sur Internet ou sur papier.

La presse est en crise et bon nombre de journaux mettent la clé sous la porte et/ou passent au tout numérique. Cependant, une version de Charlie Hebdo sur la toile n’est pas à l’ordre du jour pour l’instant. Contrairement aux autres titres, nous accordons une place importante au dessin, ce qui est peu transférable sur le web. Si jamais nous décidons de tenter l’aventure sur Internet, une version numérique cohabiterait avec la version papier. Je trouve dommageable la logique de la gratuité absolue qui préside sur le web et sa culture consubstantielle de la dématérialisation. Charlie Hebdo est un objet et doit le rester.

Charlie l’indésirable

Prévue de longue date, la tournée provinciale de Charlie Hebdo en l’honneur de ses 20 printemps a connu quelques remous. Immédiatement après la vive polémique sur la publication de caricatures du Prophète Mahomet, plusieurs libraires se sont décommandés : à Lyon, à Marseille et à Toulouse. Considérant que le climat n’est toujours pas à l’heure de l’apaisement, Christian Thorel, le patron d’Ombres Blanches a demandé un report du débat/conférence à décembre. Requête rejetée par la direction du journal pour des raisons économiques et d’agenda. Si cette histoire a pris tant d’ampleur, c’est principalement dû au fait que plusieurs observateurs ont vu dans la décision de la grande librairie toulousaine une reculade. « Clairement, ils n’ont pas eu le courage de nous accueillir après s’être engagés et ont préféré faire marche arrière pour éviter le moindre souci », s’emporte Luz. Face à l’incendie médiatique, Christian Thorel s’est fendu d’un communiqué où il explique son choix et précise qu’il « n’a pas censuré Charlie Hebdo », fustigeant « leur attitude, sans partage ni distance, [qui] montre autant d’intolérance que de légèreté ». Enfin, le directeur de la librairie toulousaine de préciser : « Il y a dans l’histoire de cette librairie deux saccages subis pour des raisons politiques et religieuses, autant de faits que ce journal a ignorés. »