Chercheur et citoyen engagé, Laurent Bouvet a jeté un pavé dans la mare à l’approche de l’élection présidentielle avec son livre « Le sens du peuple : la gauche, la démocratie, le populisme ». Depuis qu’elle est désertée par son électorat traditionnel au profit d’un « électorat de substitution », la gauche enchaîne les défaites, d’où la nécessité de s’adresser à nouveau au peuple, condition « sine qua non » à sa victoire le 6 mai prochain. Une thèse qu’il a expliquée en mars dernier dans le cadre d’une conférence donnée à Sciences-Po Toulouse.

51JN9FIgUjL-_SL500_AA300_.jpg

Pourquoi donc l’ouvrage de Laurent Bouvet, penseur discret, a-t’il suscité un vif débat dans l’arène médiatico-politique ? Tout simplement, car le procès doctrinal dont la gauche est victime a été initié par l’un de ses partisans. « Socialiste moyennement croyant et pas du tout pratiquant  », comme il se définit lui-même sur sa page Facebook, il est en effet un chercheur engagé spécialiste des questions identitaires et proche du courant de pensée d’Arnaud Montebourg. Lors de la primaire, le discours du député de Saône-et-Loire fait tilt dans la tête de l’enseignant à Sciences-Po Paris. Pour la première fois depuis bien longtemps, le peuple est au cœur du programme d’un candidat du Parti Socialiste. Un retour à la normale qui l’interroge.

Bouvet vs Terra Nova

Autrefois fer de lance de l’électorat progressiste, le peuple est désormais voué aux gémonies par une partie des intellectuels « boboïsés ». Cette thèse, Laurent Bouvet la défend, la dissèque et la critique tout au long de son dernier ouvrage puisqu’elle constitue une impasse pour la gauche sociale-démocrate. « Cette année, l’élection va se jouer sur la reconquête du peuple, car si la gauche peut gagner sans lui, elle ne peut durablement gouverner sans » prévient-il en préambule de son intervention. En écho, le chercheur fait référence à une note du think tank Terra Nova qui incitait le Parti Socialiste a tiré un trait sur les classes populaires, irrémédiablement acquises aux courants extrêmes, au profit des minorités. Quand bien même elle décide ou non de s’adresser au peuple, la gauche ne peut faire l’économie d’un examen de conscience.

Historiquement, comme le rappelle l’auteur de « L’année zéro de la gauche », le peuple a toujours été perçu comme un Janus bis dans l’espace public, à la fois force d’entraînement et masse moutonnière. La terreur de 1793 répond à la Révolution de 1789 ; la Commune de Paris suit la défaite de Sedan ; et les grandes grèves sous le Front Populaire ont nourri la tentation extrémiste. Si cette relation d’attraction-répulsion a longtemps fait les belles heures de la gauche française, désormais ce n’est plus qu’une histoire ancienne tant elle a fait sienne la formule de Louis Chevalier  « Classes laborieuses, classes dangereuses », pour Laurent Bouvet.

Le peuple oublié

Le tournant ? C’est à l’aube des années 1960-1970 que la rupture entre la gauche et le peuple est consommée. Les processus en action : émergence d’une classe moyenne, triomphe de l’individu libéral-libertaire, décomposition du lien social, et essentialisation identitaire obligent la gauche à revoir sa copie programmatique. Elle qui a si longtemps parlé à la société se retrouve obligée de s’adresser désormais à des individus. Bref, c’est le passage de la politique pour tous à la politique pour chacun !

Conséquence, le peuple uni n’a plus voix au chapitre, remplacé qu’il est par des électorats de substitution, comprenez des communautés d’intérêts : femmes, homosexuels, minorités visibles… Cette transformation s’étant opérée dès la fin des Trente Glorieuses, on comprend que le tournant de la rigueur de 1983 n’était qu’une question de temps, qu’une officialisation d’une état de fait : « La gauche est désormais d’inspiration philosophique libérale et multiculturelle » assène le penseur.

Après trente ans de désamour entre le peuple et la social-démocratie, il y a urgence que les deux se rabibochent. Sinon, le risque est connu d’avance : « Aujourd’hui, le peuple au sens sociologique du terme vote aux extrêmes car Jean-Luc Melenchon et Marine Le Pen s’adressent directement à lui  » explique doctement le conférencier. Et de pointer que « depuis quelques années, à chaque fois que l’abstention a été forte, la gauche a remporté l’élection. » Traduction, dès que le peuple vote en masse, la Rose se fane dans les urnes. 2002, 2005, 2007 sont là pour en témoigner.

Afin que l’histoire ne se répète pas, l’intellectuel proche du courant d’Arnaud Montebourg, La Rose et le Réséda, invite le Parti Socialiste à renouer avec ses anciennes lunes : « Il ne faut laisser aucun sujet à la droite. Toutes les questions d’ordre éthique, sociétale, sécuritaire doivent être débattues et non plus vues sous le seul prisme déformant de l’économie. La gauche ne doit plus s’adresser à des catégories d’individus mais un collectif qui fait sens, défendre non pas des conglomérats d’intérêts particuliers mais l’intérêt général. En clair, le peuple doit être la colonne vertébrale autour duquel s’articule son action.  » Quitte à courir le risque du populisme ? L’enseignant-chercheur conclut : « Si beaucoup de populisme éloigne de la démocratie, un peu en rapproche ». Cela suffira-t-il à donner un sens au peuple ?

Trois questions à Laurent Bouvet

161351_1300963361_1896258763_n.jpg

« Univers-Cités »:  Pourquoi avoir appelé votre ouvrage « Le sens du peuple » ?

Laurent Bouvet : Cette formule n’est pas de moi mais est tirée du livre « Le Peuple » écrit par notre plus fameux historien national Jules Michelet. Je me suis permis de l’emprunter car elle recouvre une polysémie de sens : S’agit-il du bon sens du peuple ? De la direction empruntée par celui-ci ? Ou même d’avoir des leaders politiques qui s’intéressent à lui ? La question reste ouverte et je ne compte pas la trancher. Autre ambiguïté, l’utilisation actuelle du mot peuple qui recouvre ici à la fois le peuple national, social et républicain.

Pourquoi avoir écrit un tel livre juste avant la Présidentielle ?

Bien entendu, le timing entre la parution de l’ouvrage et l’élection qui arrive n’est pas anodin. Je savais qu’une fois encore le peuple serait oublié des débats d’où ma modeste contribution avec ce livre. Aujourd’hui, tous les politiques se réclament du statut de candidat du peuple mais peu s’adressent véritablement à lui. Force est d’admettre que les seuls candidats à la fonction suprême qui sont audibles vis-à-vis de ces catégories sont les leaders des extrêmes qui utilisent le populisme au sens neutre du terme à plein régime.

Selon vous, la gauche, en embrassant la sociale-démocratie a tourné le dos à son électorat originel pour un électorat de substitution, expliquant ainsi ses nombreuses défaites électorales. Comment faire pour changer la donne ?

La gauche ne doit pas avoir honte de son héritage. Elle doit remettre à plat son programme de gouvernement afin de n’éluder aucune question : sécurité, immigration, éthique, morale, tous ces thèmes doivent aussi être abordés et non laissés à la droite. Par ailleurs, le Parti Socialiste doit promouvoir un programme économico-social plus ambitieux et moins libéralo-comptatible dont le fil directeur serait la lutte contre les inégalités. Enfin, il faut à tout prix éviter de tomber dans la catégorisation et l’essentialisation identitaire des individus au profit de l’émergence d’un collectif comme le socialisme en est la promesse. C’est seulement à partir de là que la gauche pourra récupérer dans son giron le peuple.