Près de vingt ans passés sur les ondes de la chaîne cryptée : l’émission Groland n’a pas pris une ride. Mieux, la Présipauté continue d’aligner les bons scores d’audience, boostés par un savant mélange d’humour potache et d’impertinence satirique. À l’heure où l’on assiste à l’aseptisation du débat public, retour sur la formule gagnante de l’un des derniers OVNI du PAF. Banzaï !

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« La pétée à Monique », « La battue à neuneu », « Les minorités sociales », « Le fils d’Hitler »… autant de reportages transgressifs proposés par Groland qui ont fait la renommée du fameux « Esprit Canal » depuis deux décennies. Avec Moustic et sa bande, le téléspectateur français sait qu’il peut rire de tout et avec n’importe qui. Du moins le samedi en début de soirée. La clé de leur succès : ces trublions médiatiques osent tout, c’est même à cela qu’on les reconnaît pour paraphraser un autre agitateur. Et ça plaît. Forte d’une audience de plus d’un million d’habitués, des milliers de produits dérivés écoulés (50 000 autocollants pour véhicule et kit citoyen d’après le n°33 du magazine GQ), un festival de cinéma reconnu (voir par ailleurs), un univers propre avec son folklore et sa touche vintage – le minitel est encore de rigueur chez nos voisins ! –, Groland est bien plus qu’un magazine. Porte-parole d’une France d’en bas pour certains, marque télévisuelle pour d’autres, ce poil à gratter cathodique reste surtout l’un des derniers bastions de l’impertinence maison.

Éloge du second degré

Terre du « Petit rapporteur », des élucubrations de Coluche, et autre « Tribunal des flagrants délires », l’Hexagone a toujours conjugué débat public et humour corrosif comme le justifie Philippe Corcuff dans Une radicalité joyeusement mélancolique : « Les humoristes participent à la pluralité des voix, au même titre que les mouvements sociaux, la démocratie directe ou participative. Les comiques constituent un contre-pouvoir sain et indispensable. » Pas étonnant donc que lancé en 1992, Groland trouve rapidement son public et marque la quatrième chaîne de son empreinte.

Avec son cahier des charges novateur et son armée d’aspirantes vedettes talentueuses, Canal + bouleverse le paysage audiovisuel français quelque peu sclérosé lorsqu’elle débarque sur les ondes début des années 1980. C’est une nouvelle façon de faire de la télévision qui se diffuse. « Les Guignols de l’info » qualifié de « meilleur éditorialiste de France » par Pierre Bourdieu, l’émission « Nulle part ailleurs », ou désormais « Le Petit journal », ont tous, chacun à leur manière, dynamité l’information mainstream telle que présentée par les chaînes historiques pour fricoter avec l’infotainment. Et le pays du président Salengro n’y échappe pas.

Un passé qui ne passe pas

C’est aux États-Unis sous l’impulsion du légendaire « Saturday Night Live » puis de ses successeurs le « Daily Show » de John Stewart et le « Colbert Report » que le modèle prend son envol. Mais l’infotainment, kesako ? Tiraillé entre un humour caustique fait de dénonciation et de détournement, et une volonté d’informer le public, le tout bien souvent sur fond de critique sociale, ce genre de programme dénonce les codes télévisuels pour mieux s’en jouer. En poussant parfois le rire jusqu’à la grivoiserie teintée de vaudeville, Groland a repeint aux couleurs locales ce modèle venu d’outre-atlantique. Une performance réussie en grande partie grâce à une équipe élevée au grain de la raillerie radicale. Entre le président Salengro, ex-membre du journal satirique Hara-Kiri, Benoît Delépine transfuge des « Guignols de l’info », ou encore Christian Borde (Jules-Édouard Moustic) inconditionnel des Monty Python et l’une des anciennes plumes des Nuls, la ligne éditoriale affirmée de l’émission baigne logiquement dans les eaux du burlesque dénonciateur.

Certes Moustic, Michael Kael and co cisèlent à tout-va les moindres dysfonctionnements de notre société, peignent à gros traits ses manquements avec force conviction et saillies drolatiques. Seulement, cette mise à l’index ne franchit jamais la ligne jaune de l’insolence, s’arrête à la frontière du subversif, freine net sur la route du combat idéologique. On se moque, on ricane, on raille, mais jamais on n’attaque. Un parti-pris imposé par un débat public noyé dans du formol : « Comment les humoristes pourraient-ils être réellement subversifs puisque l’ensemble des acteurs de la société civile semblent être en accord sur les questions de fond  » se demande Martin Leprince dans Fini de rigoler. Une interrogation dont le philosophe phare de la Présipauté, Bernard-Henri Siné, ne manquera pas d’y apporter une réponse tout en mesure.